Pratiques de l’écriture et culture numérique

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Pratiques de l’écrit et culture numérique

Synthèse colloque Initiales

(Reims, 2013)

 

Ce texte est de facto une œuvre collective car ses matériaux sont composites. Il est à la fois le résultat des riches apports des participants, de ce que j’en ai compris ou retenu, et de mes analyses et réflexions personnelles menées durant le colloque et poursuivi dans ce travail d’écriture. Il est aussi un reflet partiel et partial de deux journées d’échanges rédigé au gré de mes constats, de mes envies mais alimenté par le travail de tous. De plus, cette synthèse ne respectera pas l’ordre des interventions au colloque, elle ne sera donc pas chronologique mais plutôt impressionniste et marginalement thématique. J’espère qu’elle permettra à certains de passer de l’autre côté du miroir numérique et de se situer sur l’échiquier où se joue une partie délicate et complexe aux enjeux de savoir et de pouvoir.

Culture numérique

Tout d’abord je précise que je ne partage l’idée que nous soyons entrés dans une culture numérique car, pour moi, la culture est un fait de société qui s’inscrit dans la durée. Or, le numérique a, tout bien pesé, une trentaine d’année. Je considère donc que nous sommes dans un environnement, un contexte numérique dont la longévité est très hypothétique compte tenu de ses évolutions précipitées et incontrôlables. Rien ne nous garantit en effet que d’ici à 20 ans le paysage ne soit entièrement transformé et que l’aire et l’ère du numérique ne soient que des souvenirs au même titre que les cartes perforées, les disquettes et les T09 du plan informatique pour tous du début des années 1980. Les cultures se construisent au fil du temps. Donc, en matière de numérique, soit nous sommes à l’aube de quelque chose, soit dans l’illusion d’une hypothétique transformation des cultures humaines. L’avenir tranchera et dans l’attente, je préfère donc parler d’environnement sociétal numérique plutôt que de culture.

Enjeux du numérique

Ce qui est apparu clairement au cours des différentes interventions ce sont les enjeux liés au contexte numérique. Enjeux de toute nature : politiques, économiques, pédagogiques et sociaux.

Enjeux politiques et sociaux car selon la nature des choix opérés en matière numérique, les modes d’organisations sociales prendront des formes différentes. En d’autres termes, de quel numérique fait-on le choix ? De celui d’un numérique qui émancipe, qui autonomise et responsabilise ou au contraire celui d’un numérique qui aliène et domestique ? S’agit-il de permettre à chacun d’exercer une citoyenneté active ou de simplement tenir au mieux sa place dans l’appareil de production et de consommation ? Participe-t-il du projet de l’Éducation populaire ou d’un souhait de normalisation de la pensée et/ou de pacification sociale ?

Enjeux économiques aussi : développe-t-on le numérique pour satisfaire les appétits des constructeurs et du marché aux petits soins de consommateurs connectés dont on renouvelle à l’infini les « besoins » ou pour autre économie de circuits courts, de matériel réparable, évolutif et de solidarité ?

Enjeux pédagogiques dans le choix des outils pour (s’)apprendre et de leurs usages. Nous savons en effet que bien souvent le logiciel ou la machine, du fait de leurs conceptions, surdéterminent les usages sauf à posséder des niveaux d’expertise difficile à atteindre.

 

Enjeux multiples, tant au niveau macro que micro, qui renvoient à des questions fondamentales sur le terrain des apprentissages. Doit-on ou non utiliser les logiciels libres ? Oui, à coup sûr car ils contrecarrent le marché et permettent un accès au langage source et donc à l’amélioration collective et gratuite des outils. Oui, car ils offrent la possibilité de devenir co-auteur, co-producteur du numérique, de passer de la posture d’objet à celle de sujet. Mais ne courre-t-on pas le risque d’enfermer les apprenants dans des gammes limitées, de rendre les transferts d’apprentissages délicats ou au pire impossibles et par là de nuire à leur très nécessaire employabilité ? La double approche est sans doute nécessaire si les budgets alloués permettent l’acquisition régulière des dernières versions des outils. La question et la réponse restent ouvertes. Ce que le colloque nous a permis de souligner, c’est qu’il convient dans ce domaine comme dans d’autres de décoller le nez des machines et de leurs performances afin de pouvoir exercer un regard critique pour d’analyser les tenants et les aboutissants de nos choix individuels et collectifs, de nos décisions pédagogiques, logistiques… et de leurs effets cumulés tant sur les personnes que sur les environnements.

Fracture numérique

Plutôt que de parler de fracture numérique ou d’illectronisme je préfère, en reprenant le terme de Robert Castel, utiliser le terme de désaffiliation électronique. Parce que nous avons constaté que la plupart des apprenants adultes en situations d’illettrisme, ou les plus jeunes dits en difficultés, ont un lien de proximité (famille, amis, collègues…) avec le numérique ou un lien d’usage (téléphone portable, télévision, ordinateur…). Ce lien est, certes, quelquefois restreint mais bien réel ce qui implique non pas une fracture mais bien une désaffiliation quant à quelques pratiques plus sophistiquées et des usages limités de certaines fonctions (mais sont-ils les seuls d’ailleurs ?). Eloignement que le jargon, le mythe d’une fausse complexité souvent entretenue à dessein et des formes d’élitisme artificiel renforcent quelquefois. Désaffiliation donc, plutôt qu’ une fracture[1] qui dénoterait un éloignement plus grand, et, désaffiliation relative qui autorise plus facilement par l’éducation formelle ou informelle à se ré-affilier.

Quant à l’illectronisme, même si l’emploi de ce mot-valise est tentant, il ne correspond à mon sens à aucune réalité, ceci même si je partage l’avis que « l’incapacité à maîtriser les TIC constituera demain une nouvelle forme d’illettrisme, aussi dommageable que le fait de ne pas savoir lire »[2] aujourd’hui. En effet, si nous convenons que les adultes en situations d’illettrisme ont tous été scolarisés, l’emploi du terme illectronisme sous-tendrait que certains n’aurait pas bénéficiés à plein d’un apprentissage formel et incontournable du numérique. Heureusement, il n’en n’est rien. Et si l’apprentissage scolaire du numérique en facilite probablement l’accès, à ce jour, de nombreux geeks et autres habiles utilisateurs sont les produits de l’autodidaxie et leurs compétences dépassent de loin celles exigées par le B2i. Reste que, pour certains, la désaffiliation est bien réelle et qu’elle peut prendre une double forme. La plus simple et la plus rare consiste à ne pas avoir accès aux machines, la plus insidieuse est y avoir accès mais sans maîtriser la lecture et l’écriture ce qui rend l’usage du numérique inexistant, inefficace ou encore approximatif. Cette désaffiliation a pour conséquences de renforcer une difficulté d’accès aux savoirs de plus en plus répandu, voire incontournable, par le numérique sur le web. Et, de quelquefois participer à des formes d’isolement en rendant difficile ou impossible l’affiliation aux réseaux sociaux. De plus, sur le long terme, il convient d’entretenir en permanence ces savoirs d’usage sinon l’obsolescence des compétences numériques guette l’usager du fait d’un renouvellement incessant des processus et des machines. Erosion des connaissances qui pourrait provoquer à son tour une nouvelle désaffiliation au moins partielle. Autre illusion que le colloque de Reims a permis de pointer, c’est celle de l’égalité d’équipement. De nombreux travaux ont souligné qu’aujourd’hui tout le monde ou presque est en contact avec le numérique[3] (téléphone, ordinateur, télévision, tablette…) mais qu’à égalité d’équipement les usages peuvent être très différenciés voire producteurs de nouvelles inégalités entre ceux dont l’usage augmente la capacité de comprendre et d’agir et ceux dont l’usage les limitent, voire les enferment, dans des pratiques sommaires ou de phénomènes de modes dont notre société est porteuse.

Culture contre fracture

L’approche du numérique directement par la machine en lien immédiat avec le texte, si elle est possible avec certains apprenants peut rebuter ou effrayer quelques autres. Différentes interventions/démonstrations nous ont montré que la découverte des technologies numériques peut se faire différemment en mobilisant l’art, le rêve, la culture dans le cadre d’une démarche ludo-sensorielle, ludo-poétique qui mobilise d’abord les sens pour déboucher éventuellement sur d’autres usages. Images vidéo ou bulles médiatisés[4] brisent les résistances en faisant disparaître les systèmes techniques complexes et lèvent les inhibitions face aux machines dont l’usage, pour le coup loin de tout utilitarisme, permet d’accéder à d’autres dimensions sans enjeux immédiats. Approches créatives et ludiques apparaissent dès lors comme des détours, des ruses pédagogiques permettant, à terme, de revenir à un usage dédramatisé et plus pragmatique des technologies numériques. Il s’agit là d’une réelle ouverture pour tous les publics craintifs ou technophobes, l’entrée par la culture semble donc un autre chemin d’accès à des technologies aujourd’hui inéluctables et essentielles. Une autre voie qu’on en soit enchanté ou pas, favorable à l’autonomie des individus. Elle est de plus, une nouvelle occasion pour une Education populaire de qualité de montrer en quoi elle est non seulement un accès à la culture mais aussi quand il le faut aux savoirs et aux compétences de base, et, au-delà de s’engager dans une démarche d’émancipation. En effet, un usage raisonné et de ces technologies doit tendre, non pas à produire des consommateurs habiles (sic) et des e-acheteurs mais des producteurs de contenus (resic). Ou pour le dire autrement, des citoyens actifs en capacité d’agir sur le réel social. Usage raisonné qui au-delà des premières icônes ouvre aussi, pour peu qu’on apprenne à y naviguer, les portes de la connaissance universelle dans la cadre d’un processus conscient d’autodidaxie numérique.  

Numérique pédagogique

Si la culture est une modalité d’entrée dans le numérique, d’affiliation, une fois la porte franchie, le nécessaire apprentissage des bases s’impose à nouveau et pose aux formateurs nombre de questions relevant de la psychologie, de la pédagogie, de l’éthique… En effet, s’agit-il de former au numérique ou par le numérique ? Sans doute les deux, par le numérique comme un moyen d’accéder au savoir parmi d’autres, au numérique afin de gagner en autonomie et d’être dans le siècle. Mais prenons garde de ne seulement « former », de ne mettre en forme que pour le numérique, le développement de ses produits et de son marché d’où une nécessaire distance critique à sans cesse alimenter. Le numérique et ses déclinaisons multiples doivent rester un outil et non une finalité[5]. Certains recommandent même dès l’école « d’éveiller les enfants à exercer une conscience réflexive de leur relation aux écrans et aux mondes virtuels »[6].

Trop souvent l’apprentissage par le numérique renvoie à un modèle d’individualisation de la formation où l’on peut apprendre seul, à son rythme, dans ses temporalités et dans ses lieux. Certes, certains y parviennent mais beaucoup échouent dans cette quête individuelle du savoir car en règle générale l’individu n’apprend pas seul et nous connaissons l’importance des inter-actions cognitives, en d’autres termes, du conflit sociocognitif. Plusieurs interventions lors des échanges ont souligné combien la dimension collective, socio-constructiviste, était essentielle pour user des outils numériques et en faire des outils d’apprentissage. L’entraide pédagogique et la coopération s’avèrent des dimensions précieuses ou l’un peut « apprendre » à l’autre et inversement et ou les échanges d’expérience dans le collectif enrichissent les pratiques et facilitent les compréhensions. De plus, ces échanges de savoirs et cette coopération permettent à chacun et à tous de devenir producteurs, ici de blogs collaboratifs, là de films et d’autres supports encore, à la fois objet de savoir et prétexte pour apprendre le plus souvent dans la transdisciplinarité.    

Usage du numérique qui ne peut être exclusif : il convient, toujours dans un souci politique d’autonomisation des individus de ne pas les couper de certaines ressources d’apprentissage. Des allers et retours sont donc de mise entre plume et clavier, papier et écran, livre et web d’autant que la pratique de l’un des outils peut en enrichir un autre. C’est d’ailleurs l’hypothèse faite dans le rapport de l’Académie des sciences. Pour ces auteurs, « les pratiques d’alternance entre [les] deux cultures sont essentielles (…). Un métissage entre la culture traditionnelle du livre et la plus récente culture des écrans est possible, et susceptible d’amplifier les vertus de l’une et de l’autre »[7].

 

Conclusion

 

Le développement du numérique est aujourd’hui incontournable. Il relève bien d’un enjeu sociétal dont le projet européen de Société de la connaissance est une illustration encore quelque peu incantatoire lorsque l’on sait qu’en France au moins 7,5 % de la population adultes est dans une situation d’illettrisme plus ou moins critique. Au demeurant, selon les usages et les volontés sociales, il peut devenir la meilleure et la pire des choses (comme tout outil) et osciller entre liberté et aliénation. La suppression dans deux états des USA de l’apprentissage de l’écriture attachée au profit de l’écriture au clavier ne peut qu’attirer notre attention sur cette double dimension du numérique car cela pourrait impliquer pour certains dans l’avenir : sans numérique, point d’accès à l’écrit. Néanmoins, en tout état de cause, le savoir numérique est devenu un savoir et/ou une compétence de base parmi d’autres comme lire, écrire compter, se repérer dans le temps et l’espace. Savoir de base en lui-même mais aussi méta-savoir qui comme le livre donne accès à d’autres savoirs, voire qui comme l’écriture permet d’en produire.

Nous avons abordé durant ce colloque l’affiliation et/ou la désaffiliation au numérique par bien des aspects : culturel, politique, économique, social voire par la nécessaire formation des formateurs mais nous avons laissé dans l’ombre la dimension cognitive de ses usages. Dimension qui pourrait faire l’objet d’une prochaine manifestation car en la matière le débat et vif et la controverse ardente entre ceux qui estiment que le numérique développe ou renforce des formes de cognition et ceux qui au contraire pensent qu’il nuit à son développement. Le récent rapport de l’Académie des sciences fait état de ces interrogations en posant l’hypothèse, au travers de certains travaux scientifiques, que « les outils numériques possèdent une puissance inédite pour mettre le cerveau en mode hypothético-déductif » mais qu’ « en revanche, un usage trop exclusif d’internet peut créer une pensée « zapping », trop rapide, superficiel et excessivement fluide, appauvrissant la mémoire et les capacités de synthèse personnelle et d’intériorité »[8]. Ce rapport ajoute qu’une « étude de grande ampleur est parvenue à la conclusion que l’accès le plus étendu à la technique n’a pas amélioré en elle-même la capacité générale des adolescents à trouver, classer et comprendre les informations »[9]. Pour les auteurs nous restons intellectuellement avec le même cerveau dans la même boite crânienne que les chasseurs-cueilleurs que nous fûmes[10]. En d’autres termes, que le travail intellectuel avec ou sans numérique, à la bibliothèque comme en forêt consiste toujours à rechercher l’information, à la trier, à la classer, à l’analyser et à la faire sienne, et, que rien n’a pas changé fondamentalement depuis l’âge de la pierre polie. Les éducateurs ont d’ailleurs depuis longtemps constaté que cliquer et trouver sur internet n’est pas savoir et qu’imprimer n’est ni comprendre, ni connaître et encore moins utiliser et transférer.

 

 

 

[1] Lire aussi : Plantard P. (2013), La fracture numérique, mythe ou réalité, Education permanente, numéro hors-série AFPA.

[2] Levy M., Jouyet J.-P. (2006), L’économie immatérielle : la croissance de demain, rapport au Ministre de l’Économie et des finances.

[3] Voir par exemple pour la Belgique, le numéro 182 (2012) du Journal de l’alpha de l’association Lire et Écrire dont le titre est AlphabéTic, l’alphabétisation contre la fracture numérique.

[4] En particulier les interventions de G. Taillandier de la Scène numérique (Reims) et de l’équipe de Bullescence.

[5] Lireaussi : Haeuw F., Arnodo J. (2013), La société numérique : un contexte propice au renouvellement des pratique de lutte contre l’illettrisme, Éducation permanente, numéro hors-série AFPA.

[6] Bach J.-F., Houdé O. et alii (2013), L’enfant et les écrans, Paris, Le Pommier, p. 19.

[7] Ibid., p. 18.

[8] Bach J.-F., Houdé O. et alii (2013), L’enfant et les écrans, Paris, Le Pommier, p. 25.

[9] Idid., p. 140.

[10] Ibid., p. 38.

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