Les organisations auraient tout à gagner à lutter contre l’illettrisme

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Hugues Lenoir : « Les organisations auraient tout à gagner à lutter contre l’illettrisme »

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Hugues Lenoir est enseignant-chercheur en sciences de l’éducation à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense. Il est aussi membre du conseil scientifique et de l’évaluation de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI). Voilà plus de vingt ans qu’il travaille notamment sur l’illettrisme des adultes et l’illettrisme en entreprise, la pédagogie, et les enjeux de l’éducation permanente.

 

  • L’émergence en France du concept d’illettrisme ?

Au XIXe siècle, le terme « illettré » désignait quelqu’un qui n’était pas en capacité de signer un document type acte de propriété ou acte de mariage, et il était extrêmement péjoratif. Plus tard, des acteurs sociaux s’en sont émus, particulièrement l’association ATD Quart-Monde qui dans les années 1980 a fondé le concept d’illettrisme, à l’époque réservé aux plus pauvres. Puis à la demande du gouvernement, un rapport sur les illettrés en France* a été produit en 1984. On a alors commencé à reconnaître que malgré l’école laïque, gratuite et obligatoire, certains sortent de l’appareil scolaire sans avoir acquis l’outillage de base. C’est de là que naît la difficulté. Autrefois, vous étiez en situation d’illettrisme voire analphabète issu d’un douar marocain par exemple, vous étiez ouvrier chez Peugeot ou Renault. Si vous veniez de la campagne profonde, vous étiez ouvrier agricole. Personne ne vous demandait de savoir lire ou écrire dans l’industrie ou l’agriculture des années 1960. Mais depuis, les processus de travail se sont complexifiés, le recours à la lecture et à l’écriture a été plus régulier, et on s’est aperçu qu’une partie de la population n’avait pas ces outils-là. Celle-ci a aujourd’hui de plus en plus de mal à trouver sa place dans le monde du travail. Beaucoup de gens se retrouvent en manque d’autonomie, en difficultés face aux évolutions technologiques et à l’usage de ces nouveaux outils. Et ce phénomène touche quasiment tous les secteurs.

 

«ÂOn ne vous demandait pas de savoir lire ou écrire dans l’industrie ou l’agriculture des années 1960 »

 

  • Une construction sociale ?

Autrefois, on n’osait pas parler de ces phénomènes, ni les regarder, ni tenter d’y porter remède. Et petit à petit, la réflexion de sociologues, de psychologues, de formateurs, voire de certains syndicalistes et politiques, a fait admettre à la société l’existence de ce phénomène, même si elle a encore du mal à l’accepter. Donc socialement, nous avons construit – nous les acteurs intéressés par cette question –, l’idée que l’illettrisme était bien consubstantiel à la société industrielle, qu’il fallait éventuellement y remédier par de la prévention auprès des plus jeunes, et dans le cadre de formations pour les adultes. J’entends par construction sociale que c’est à force de réflexion, d’observations, de constats, de propositions, que cet illettrisme est né en tant que concept, en tant que paradigme social.

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  • La notion de compétences clés ?

Différents secteurs professionnels, où les personnels ne sont pas très qualifiés, se sont rendu compte que même en leur sein, il y avait un minimum requis pour pouvoir continuer à tenir le poste de travail. Dans le sanitaire et social, dans la fonction publique territoriale, dans le nettoyage, des responsables de formation, des formateurs, des acteurs sociaux, se sont demandé : « Quelles bases seraient nécessaires aujourd’hui pour accomplir des tâches même peu qualifiées ? » Pour répondre à cette question, l’ANLCI a réuni une équipe et engagé un travail, auquel j’ai participé, et qui a abouti en 2009 à la production du Référentiel des compétences clés en situation professionnelle. On parle là de compétences strictement concentrées sur l’activité de travail. Je considère pour ma part que plus on a de culture générale et de capacité d’analyse, plus on est apte à comprendre le monde et s’adapter, éventuellement à progresser individuellement, socialement et professionnellement.

 

  • Les préjugés sur l’illettrisme ?

Il y a énormément de stigmatisation. Nombre de gens estiment qu’on n’est pas bon à grand-chose quand on est en situation d’illettrisme. Or, à fréquenter ces personnes en situation d’illettrisme, on s’aperçoit que non seulement elles ont beaucoup de compétences professionnelles, mais aussi qu’elles mobilisent beaucoup d’intelligence pour contourner les situations difficiles que leur illettrisme leur fait vivreet pour compenser l’absence de maîtrise des compétences de base. Elles sont obligées de mémoriser davantage, de mettre en place des stratégies de résolution de problèmes plus complexes que celles que nous mobilisons dans le calcul ou la lecture. D’un point de vue cognitif, ces stratégies font appel à des processus intellectuels extrêmement élaborés.

 

  • Différentes formes d’illettrisme ?

L’illettrisme en général, c’est un manque de maîtrise de savoirs qu’on considère comme des savoirs de base, des compétences de base. Mais ces carences sont plus ou moins accentuées selon les individus. Selon les histoires de vie, les parcours scolaires, les traditions culturelles, les rencontres ou les opportunités proposées par le monde du travail ou par le monde social, on acquiert des savoirs et des compétences plus ou moins riches, plus ou moins mobilisables… Donc pour moi, l’archétype de la personne en situation d’illettrisme n’existe pas. Il y a presque autant de formes d’illettrisme que d’individus : certains savent un peu lire mais pas compter ; d’autres savent un peu compter mais pas lire ; d’autres  encore n’ont pas de problèmes pour se repérer dans l’espace et se déplacer mais ne savent ni lire ni compter. Chacun d’entre nous a sa propre forme d’illettrisme. On n’est pas forcément illettré soi-même mais on peut être en difficulté, en manque d’autonomie par rapport à des textes scientifiques, technologiques ou autres, qui ne sont pas de notre culture.

 

« Chacun d’entre nous a sa propre forme d’illettrisme »

 

  • Les causes de l’illettrisme ?

Les causes de l’illettrisme sont multiples et variées. Celles qui seraient strictement physiologiques, liées à une grande dyslexie ou des difficultés cognitives sont très minoritaires. Les origines principales, ce sont sans doute des difficultés de l’espace scolaire, qui ne permettent pas aux jeunes gens d’acquérir les outils de base – soit parce qu’ils n’y sont pas bien, soit parce qu’ils y sont malmenés, soit parce que ça ne les intéresse pas. C’est aussi le fait qu’on impose à tous les enfants d’apprendre la même chose au même moment et sur les mêmes supports. Cette uniformisation ne permet pas à tout le monde de se retrouver dans les apprentissages proposés. Il y a aussi des phénomènes d’ordre culturel : certains groupes sociaux ont en effet un regard distancié sur le livre et l’écriture qui ne sont pas valorisés dans le milieu familial. Ils ne voient pas ces objets de savoir comme des outils utiles ou performants.

 

  • Une question toujours taboue ?

Certains hésitent à parler de situations d’illettrisme, préfèrent évoquer le besoin d’une remise à niveau… Je pense que c’est une façon de cacher la réalité. C’est aussi faire le constat que malgré l’effort colossal que représente l’éducation de tous dans notre système – le premier budget de la nation –, et malgré la représentation que nous avons de ce qu’est l’éducation depuis Condorcet, près de 10 % de la population ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux. Ça pose une vraie question de société. Et il y a une forme d’échec collectif. D’où le tabou, de mon point de vue. Vouloir changer les choses amènerait des remises en cause à la fois de notre système éducatif, et probablement des organisations de travail traditionnelles. Celles-ci sont bien souvent déqualifiantes, elles ne permettent pas aux moins qualifiés de mobiliser beaucoup l’écriture et le calcul. Et le petit capital que ces personnes avaient peut-être au sortir de l’école, a tendance à s’éroder. Il y a là une responsabilité individuelle et une responsabilité collective.

 

  • Les conséquences dans le monde du travail ?

Pour les individus, ce sont des difficultés à évoluer dans le cadre professionnel, voire des risques d’exclusion ou de licenciement. Cela dit, comme l’illettrisme n’est pas incontournable, on peut rester salarié ou agent public longtemps en étant dans cette situation. Les difficultés au quotidien seraient plus de l’ordre de l’atteinte à la reconnaissance de soi, c’est-à-dire sans doute un peu de maltraitance de la part de collègues ou de responsables qui vont vous marginaliser ou vous harceler. Pour les entreprises, c’est plus compliqué. Un laboratoire de Lyon, l’ISEOR**, a travaillé là-dessus. Il a montré que la présence d’adultes en situation d’illettrisme dans l’organisation de travail produit des surcoûts : des surcoûts économiques, par exemple dans l’utilisation de produits de nettoyage, des surcoûts de salaire aussi. Car le fait qu’une tâche ne soit pas bien réalisée par un adulte en situation d’illettrisme, oblige parfois un cadre, un contremaître ou un technicien à exécuter cette tâche : on paye alors un travail non qualifié au prix d’un travail qualifié. Ce sont aussi des machines pas toujours bien utilisées, des accidents de travail… L’illettrisme coûte cher aux individus et à l’entreprise. Je pense que si les organisations mettaient en place des plans de prévention dès l’embauche, elles s’y retrouveraient en matière de productivité, de sécurité et de qualité. Elles auraient tout à gagner à lutter contre l’illettrisme.

 

« L’illettrisme coûte cher aux individus et à l’organisation »

 

  • La démarche pour traiter la problématique ?

C’est une vraie question parce que toute une partie de ces salariés-là ont gardé une image négative de leur parcours scolaire et sont plutôt rétifs à l’idée de se former. Il va donc falloir leur faire entendre et les convaincre, par le bouche-à-oreille, par la démonstration, que si autrefois ils étaient notés, stigmatisés par l’absence d’une connaissance, la formation des adultes fonctionne tout autrement. C’est un travail très compliqué. Il faudrait aussi que l’effort de formation que ces personnes consentent, qui est souvent long, constant, et qui remet en cause profondément, soit associé à des processus de reconnaissance salariale ou bien d’autonomie. D’autant que cet effort-là, qui est un investissement d’ordre social, permettra d’avoir des retours sur investissement, c’est-à-dire moins d’accidents, une meilleure productivité, une meilleure employabilité. Cela relève des ressources humaines et des politiques salariales. L’entreprise a donc un grand rôle. Après la question qui se posera, c’est : « Qui forme les formateurs pour travailler avec ces personnes-là ? » Parce qu’il faut des formateurs expérimentés, qualifiés, très spécialisés. Ce n’est pas parce qu’on sait lire et écrire soi-même qu’on est en mesure de faire réapprendre à lire et à écrire à quelqu’un qui jusque-là n’y est pas complètement parvenu. Mais plus largement, ce qui est urgent et primordial du point de vue des entreprises, des responsables publics ou des territoires, c’est d’accepter que ce phénomène existe. Il s’agira ensuite de décider des politiques à mettre en place et des moyens à consacrer pour lutter efficacement contre l’illettrisme. On pourrait faire beaucoup plus qu’aujourd’hui.

 

« Il est urgent et primordial d’accepter que ce phénomène existe »

 

  • L’approche pédagogique par situations professionnelles ?

Les entreprises ont privilégié l’approche dite par situations professionnelles pour former aux compétences clés. Mais il existe d’autres approches concrètes, comme les ateliers socio-linguistiques qui s’appuient sur des situations sociales réelles (le lien avec l’école, avec Pôle emploi…) pour construire des apprentissages rapidement mobilisables dans la vie quotidienne. C’est une des avancées pédagogiques de ces dernières années : on part des centres d’intérêt, du projet des personnes pour élaborer les contenus de formation, et parce que les gens sont intéressés à résoudre le problème lié à telle situation, ils vont mobiliser de l’intelligence, acquérir les savoirs nécessaires. Ça implique que les formateurs soient extrêmement adaptés et adaptatifs. Ce n’est pas le formateur qui fait le programme, c’est l’apprenant qui par ses questions, demande à ce qu’on lui construise un programme adapté à ses besoins. Ce n’est pas encore le modèle dominant aujourd’hui, mais celui dans lequel j’incite les collègues formateurs à s’inscrire. L’apprentissage autour des technologies de l’information et de la communication est également intéressant. C’est un outil valorisant, qui peut aussi permettre de montrer aux gens en situation d’illettrisme que malgré leurs difficultés, ils s’inscrivent dans le monde contemporain. Et l’usage de cet outil, qui va vite mobiliser de l’écriture et de la lecture, peut déclencher des dynamiques d’apprentissage et favoriser comme d’autres – c’est primordial –, l’accès à l’autonomie sociale et professionnelle et l’accès à la culture.

 

 

 

* Des Illettrés en France, rapport au Premier Ministre – Véronique Espérandieu, Antoine Lion, Jean-Pierre Bénichou – La Documentation française, 1984.

** Institut de socio-économie des entreprises et des organisations

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