Les dispositifs de deuxième chance : une opportunité pour de nouveaux modèles de formation ? L’exemple de l’école de la deuxième chance en France

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Symposium ESREA

 

Titre : Les dispositifs de deuxième chance : une opportunité pour de nouveaux modèles de formation ? L’exemple de l’école de la deuxième chance en France

Mots clés : École de la deuxième chance, NEET, émancipation, critique, recherche action

 

Introduction

 

La succession des crises que nous traversons en Europe (crises économiques, sociales, financières, écologiques, sanitaires…) présagent d’une prise en charge politique des priorités sociales sous le signe de l’urgence. Tandis que l’insertion des jeunes étaient considérée depuis 1981 comme une « priorité nationale » (Schwartz, 1981) en France mais aussi dans de nombreux pays européens, quelles perspectives sur le long terme peut-on envisager pour les dispositifs d’insertion en charge des jeunes qualifiés de NEET (Not in Education, Employment or Training) ? Les politiques de « deuxième chance » constitue un volet social de prise en charge des « décrochés » du système scolaire et du monde du travail. Or, en vue de quoi souhaite-t-on donner une deuxième chance à des personnes laissées pour compte ? S’agit-il de les insérer dans le monde d’hier, sachant que les orientations néolibérales engendrent des crises qui hypothèquent les semences d’un monde vivable et plus juste ? Ou alors, la deuxième chance porte-t-elle au contraire les semences d’un autre monde, de modes de développement respectueux de l’humain et de l’environnement, d’un monde plus juste, etc. ? Finalement, à quelles conditions peut-on envisager que les dispositifs de deuxième chance déployés au niveau européen constituent des opportunités d’un modèle de développement fondé sur de nouveaux fondements (démocratiques, environnementaux…) ? Penser l’insertion des jeunes « précarisés par la conjoncture » (Castel, 2009) sous le signe de l’urgence, c’est prendre le risque de de réduire leur insertion à une logique d’adaptation aux emplois disponibles, c’est à dire les plus précaires et les moins valorisés socialement. Comment donner une deuxième chance à nos projets dans une perspective d’émancipation individuelle et collective, des territoires… ? La deuxième chance données aux jeunes dits « en difficultés » se situe-t-elle dans la droite lignée des politiques visant à adapter l’humain aux contraintes économiques ou est-elle porteuse d’un renouvellement des valeurs d’éducation populaire ?

En nous appuyant sur les résultats d’une recherche action menée autour de la mise en place d’une approche par compétences au sein du Réseau des Écoles de la deuxième chance de France, cette contribution vise à interroger la dimension citoyenne des dispositifs d’insertion tels que l’école de la deuxième chance (E2C), dans une perspective critique.

 

1. Les dispositifs de deuxième chance

 

1.1. La deuxième chance : une notion européenne au carrefour d’enjeux de mise au travail et de l’accompagnement éducatif

 

L’idée de deuxième chancei portée par les politiques européennes s’inscrit dans des orientations visant à accroître la compétitivité des pays européens par le développement d’une économie de la connaissance, à favoriser une montée en compétences des actifs européens et à prévenir les sorties précoces du système scolaire, en particulier sous l’impulsion donnée par Edith Cresson et le Livre Blanc de la Commission Européenneii (1995).

Les crispations sur l’emploi en période de crise économique se trouvent exacerbées et portent le risque de reléguer au second plan les questions de citoyenneté. Dans la mesure où la deuxième chance intervient au carrefour des politiques de mise au travail et d’accompagnement éducatif, des arbitrages politiques sont menés quant aux visées ultimes de ces dispositifs, en tant qu’ils cristallisent des tensions entre visées d’émancipation et d’adaptation aux emplois disponibles. Autrement dit, les modes de déploiement de ces dispositifs sur les territoires nationaux conditionnent l’équilibre (ou le déséquilibre) entre accompagnement du développement citoyen et « mise au travail ». Prenons deux exemples : la Grèce et la France (nous reviendrons plus précisément sur l’E2C France dans la partie suivante). En Grèce, l’école de la deuxième chance se déploie sur une durée de deux ans et aboutit à un certificat de fin d’études. En France, la durée de la formation est très variable du fait d’un principe d’entrées/sorties permanentes du dispositif, tandis que la formation n’est pas diplômante mais conduit à la formalisation d’une attestation de compétences acquises (nous reviendrons également sur ce point dans la partie suivante). Tandis que l’école de la deuxième chance de Grèce s’adosse aux modes de fonctionnement de l’école « de la première chance » avec délivrance d’un diplôme et suivi assidu d’un cursus pendant deux ans, le modèle français est plus hybride, en plaçant la formation au cœur de tensions entre l’adaptation aux besoins immédiats du marché et mise à distance du monde socio-économique pour permettre aux publics accueillis de construire leur parcours, certes professionnel mais aussi individuel et personnel..

L’implémentation des dispositifs de deuxième chance intervient dans un contexte politique de responsabilisation des personnes quant à la conduite de leur parcours de montée en compétences, et de prise en charge d’une partie des risques et des financements permettant un accès réel à la formation.

 

1.2. L’école de la deuxième chance en France

 

Les écoles de la deuxièmeiii chance ont pour mission de favoriser l’insertion professionnelle et sociale des jeunes de 16 à 25 ans (sauf dérogations particulières si RSA, famille à charge, etc.), sortis du système scolaire sans diplômes (ou trop faiblement qualifiés pour trouver un emploi).iv

Sur une durée modulable (pouvant dépasser sept mois), l’offre de formation est centrée sur la construction d’un projet d’insertion professionnelle, un suivi individualisé, des stages en alternance et des sessions de remise à niveau. On peut dire que la formation est structurée autour de quatre axes, dont les trois premiers sont obligatoires :

– des cours collectifs sur le projet professionnelv, la formalisation des compétences, la remise à niveau (en anglais, mathématiques, français), les arts, le sport, etc.

– des stages en entreprise (près de la moitié du temps de formation),

– un suivi individualisé autour de la construction du projet personnel et professionnel,

– et enfin, sur la base du volontariat, des projets collectifs sur la création d’une mini-entreprise, des performances artistiques (sculpture sur pierre, arts plastiques, participation à des concours nationaux…), culturelles, ou sportives. Ces projets peuvent donner lieu à des débats citoyens, la création d’un jardin partagé, des ateliers théâtre, etc. Il s’agit d’initiatives souvent à la marge du projet d’insertion des jeunes qui sont porteurs de nouvelles espérances individuelles et collectives Il s’agit pour les équipes de formateurs et pour les jeunes de « décrocher » du système « classique » d’insertion pour porter les semences d’un autre monde, qui entre en parfois en collision avec les attendus du système d’insertion (par exemple, les E2C sont financées sur la base du nombre de « sorties positives » vers l’emploi ou la formation qualifiante).

 

1.2. Recherche action et APC E2C

 

Désireux de consolider l’approche par compétences considérée comme « le cœur de la démarche pédagogique » des E2C et partant du constat que les référentiels en vigueur ne sont pas suffisamment adaptés aux besoins des stagiaires ni à la pédagogie mise en œuvre au sein des écoles, il lance, en 2015, un appel à projet national de recherche-action autour de deux objectifs principaux :

– d’une part, « doter les Écoles de principes d’action clairs définissant les objectifs de formation des stagiaires, induisant des démarches et outils pédagogiques spécifiques à l’approche par compétences et proposant une démarche et des outils d’évaluation découlant de cette approche » ;

– d’autre part, « renforcer l’identité pédagogique du Réseau E2C, fonder une culture commune, et se donner les moyens de les diffuser, afin d’expliciter et de renforcer le label E2C ».

Il s’agit alors, pour le réseau E2C, de proposer une démarche de refonte de la pédagogie mise en œuvre dans les écoles de la deuxième chancevi.

 

2. Citoyenneté et deuxième chance : un mariage arrangé ?

 

2.1. Des logiques institutionnelles en tension

 

Les politiques de deuxième chance composent un champ concurrentiel et fragmenté, ce qui questionne l’accompagnement global des parcours. Le marché de l’insertion attise la concurrence entre organismes et favorise une « logique de dispositif », centrée sur la mise en évidence de la plus-value des structures d’insertion, reléguant de façon paradoxale les « logiques d’accompagnement des parcours » pourtant impulsées par les financeurs. En effet, les modalités d’évaluation des actions d’insertion restent dépendantes de critères tels que les « sorties positives », c’est à dire les sorties du dispositif vers la formation ou vers l’emploi. Par exemple, les E2C justifient du bien-fondé de leur action en montrant qu’environ 60 % des jeunes qui s’inscrivent dans la formation trouvent un emploi ou une formation qualifiante à l’issue de leur parcours E2C. Néanmoins, en tant qu’indicateur, la « sortie positive » mesure des flux liés à des usages singuliers et non ce qui se joue à l’échelle d’un territoire dans la construction des parcours. Concrètement, cela se traduit par exemple par le fait que plusieurs dispositifs accompagnent des publics similaires, ce qui questionne encore une fois l’articulation entre les modes d’action plus que les gestions cloisonnées des parcours.

Pour caractériser les politiques d’insertion « à la française », Santelmann (date) mentionne un fonctionnement « en tuyaux d’orgues », ne permettant pas les passerelles entre différentes orientations professionnelles alors que les injonctions à construire les parcours sont plus fortes aujourd’hui qu’hier (Loquais, 2022). Ces « sorties positives » renvoient de facto à une logique quantitative liée au marché du travail qui se soucie peu des effets qualitatifs sur les personnes engagées dans le dispositif dits « de deuxième chance ». De plus, cela questionne en quoi le sujet en formation a prise, non seulement sur les conditions des apprentissages, mais également sur les visées de la formation (en termes de compétences ou d’objectifs de formation).

Pour l’école de la deuxième chance, l’un des enjeux consiste à faire reconnaître au niveau national l’attestation de compétences acquise (ACA) délivrée à la fin de la formation (qui peut durer environ 7 mois), par rapport à l’ensemble des certifications disponibles pour les publics « bas niveau de qualification » tel que le certificat de connaissances et de compétences professionnelles (Cléa). D’un point de vue pédagogique, l’offre de formation en école de la deuxième chance est moins centrée sur des contenus disciplinaires que sur un accompagnement global du jeune : cours de remise à niveau en français, mathématiques, informatique voire en anglais ; accompagnement du projet professionnel, démarche de valorisation des acquis à travers par exemple le portefeuille de compétences, activités d’ouverture culturelles et sportives. L’approche par compétence des E2C s’appuie sur un certain nombre de principes parmi lesquels le retour sur expérience constitue un axe majeur. Il s’agit pour les jeunes en E2C, non seulement de développer de niveaux apprentissages mais de prendre conscience de leurs acquis antérieurs à la formation, et le cas échéant, de les valoriser suivant leurs projets d’avenir. En effet, la reconnaissance des acquis du parcours professionnel constitue un enjeu transversal à toute action d’insertion. Il s’agit de permettre aux jeunes de dépasser les stigmates de la marginalité pour valoriser les savoirs construits dans tout parcours de vie.

 

2.2. Citoyenneté et pratiques des formateurs

 

La recherche action a mis au jour, au moins partiellement, des pratiques « classiques » dans le monde de la formation des adultes, à savoir un attachement aux valeurs démocratiques et collectives mais en contradiction avec des pratiques de travail individualistes et cloisonnées. Le travail en équipe demeure en effet l’exception, ce qui rend le portage de projets collectifs et interdisciplinaires compliqué. De plus, en l’absence d’un retour réflexif sur leurs pratiques réelles empêche une prise de conscience de cet état de fait par les formateurs. En ce sens la recherche action a fait apparaître un besoin de travail en équipe et la nécessité de consacrer du temps à des formes variées d’analyse des pratiques de façon à partager, repenser et analyser l’activité. Ces difficultés liées aux collectifs de travail rendent de facto la mise en œuvre de la démarche Approche par compétences (APC) problématique, car contre culturelle.

Le travail de recherche mené avec les équipes E2C a, de plus, permis de conclure à une approche élargie des compétences, en trouvant un équilibre entre niveau de connaissance, efficacité au travail et ouverture sur le monde culturel, social et écologique. En effet, compte tenu des profils de jeunes gens impliqués dans les E2C, il était essentiel de sortir d’une définition des compétences articulée au seul besoin du travail et des impératifs de l’emploi. Sans négliger celles-ci, le référentiel auquel, elle a abouti, prend en compte d’autres dimensions que l’on pourrait qualifier de « compétences sociales » nécessaires à l’insertion mais aussi à l’autonomisation des jeunes gens. Ainsi, le référentiel, s’organise autour de neuf domaines de compétences, touchant aux savoirs et compétences de bases, au travail en collectif, au projet professionnel et à son environnement. Trois autres compétences s’inscrivent dans une dimension émancipatrice et d’autonomisation visant à développer l’apprentissage tout au long de la vie, l’ouverture à la vie culturelle, sociale et citoyenne, à la pratique d’une langue étrangère (anglais). Cette approche de la compétence élargie permet de sortir d’un enfermement utilitariste et des exigences (souvent fantasmées) du travail – que l’on retrouve dans l’idée de « sortie positive » – et de préparer les jeunes à une insertion multidimensionnelle.

Cette recherche action fut aussi l’occasion d’engager une réflexion sur le modèle andragogique mobilisé et a permis de constater que peu de formateurs avaient suivi une formation en ce sens. Le modèle dominant mis en œuvre par les formateurs restait jusqu’alors le modèle scolaire. Il fut donc nécessaire de dégager avec les formateurs des principes d’action au nombre de cinq pour faciliter l’organisation de la démarche APC et favoriser la montée en autonomie des stagiaires. Le premier tend à développer la transversalité dans la formation au sens de décloisonnements des apports théoriques ou méthodologiques et des pratiques mais aussi d’interdisciplinarité et de complémentarité dans le cadre de projets pédagogiques partagés par les jeunes et les adultes référents. Le deuxième a pour ambition de prendre en compte les activités réelles qui structurent les apprentissages des stagiaires afin qu’ils puissent opérer le transfert des compétences acquises dans d’autres champs d’expériences en comprenant ce qu’ils mobilisent dans l’activité. Un troisième incite les formateurs à engager et renforcer autour des activités conduites un temps de travail réflexif afin de favoriser l’appropriation des savoirs et des compétences acquises ou en cours d’acquisition faite par les jeunes en formation. Les deux derniers impliquent souvent une remise en question des pratiques andragogiques. Il s’agit de renforcer le travail en collectif sous forme coopératif tant entre formateurs qu’entre stagiaires afin de faciliter les dynamiques de groupe et les sens de la solidarité. Enfin, le cinquième et dernier principe nécessite un « écart absolu » pour nombre de formateurs en incitant à développer une posture facilitatrice et non directive au sens de Carl Rogers afin de mieux structurer les apprentissages, de transformer la relation pédagogique classique en relation de confiance. Et dans le même temps, il s’agit de mobiliser non plus une pédagogie frontale et normative mais des pédagogies actives et coopératives basées sur une approche socio-constructiviste. Pédagogie active qui implique par ailleurs de repenser radicalement les processus d’évaluation et de glisser d’une évaluation classique et souvent sommative vers une évaluation formative alimentée par des pratiques d’auto-évaluations et de co-évaluation.

En bref, la recherche action a fortement interrogé le modèle andragogique adopté spontanément par beaucoup, peut-être du fait de la locution « Ecole de la deuxième chance », et souvent, voire toujours, empreint de reproduction sans conscience des effets produits sur les processus d’apprentissage. D’où la nécessité pour le réseau d’engager un travail de fond en matière de formation de formateurs non seulement pour renforcer l’identité des écoles mais aussi pour permettre aux jeunes gens de développer leur esprit critique garant de leur autonomisation et de leur émancipation. Ensemble de remise en cause qui a pour conséquences de devoir repenser les ingénieries de parcours non plus comme une construction exogène pas toujours en lien étroit avec les préoccupations des jeunes mais de manière endogène, c’est-à-dire élaboré dans le cadre d’une co-construction (Lenoir 1998).

En conclusion, il est possible de soutenir que face à un « impensé andragogique » (Lenoir, 2015), une refondation des pratiques d’éducation de jeunes adultes était nécessaire. Elle pourrait à terme permettre aux E2C de devenir à leur manière un nouvel avatar d’une éducation visant à rendre des sujets autonomes et conscients de leur appartenance à des collectifs et soucieux d’émancipation individuelle et collective. Sans s’y référer toujours explicitement les Ecoles de la deuxième chance et les équipes qui les animent s’inscriraient dès lors dans une démarche humaniste engagée en son temps par Condorcet, poursuivit par Paul Robin, Célestin Freinet et bien d’autres à leur suite qui ambitionnaient avec Sébastien Faure de produire : aucun cerveau sans main et aucune main sans cerveau. Autrement dit, par ce mouvement, les E2C favoriseront l’émergence d’individus équilibrés, épanouis dans toutes leurs dimensions et dotés d’esprit critique. Ainsi les E2C, réelles nouveautés en 1995 lors de leur création, pourraient s’inscrire dans une longue tradition éducationniste, émancipatrice et populaire.

 

2.3. Citoyenneté et activité des jeunes

 

Pour interroger les modèles d’insertion à l’œuvre dans les écoles de la deuxième chance, il peut être heuristique de s’intéresser à la dimension citoyenne des visées d’insertion. Une activité citoyenne est fort difficile à définir et il serait sans doute prétentieux de le faire mais il est possible de considérer qu’une activité citoyenne relève de plusieurs critères et qu’elle se doit d’être une action éclairée par le doute, l’analyse, l’esprit critique et ses effets sur soi, l’autre et l’environnement avant sa mise en œuvre. Néanmoins, la démarche APC (approche par compétences) a pour ambition de donner à chacun les outils leur permettant une action consciente dans leur monde social. Par-delà une insertion sociale et professionnelle, il s’agit de permettre aux stagiaires de conduire des actions et leur vie en adultes éclairés libres de leur choix et de la conduite de leur projet en toute conscience, c’est à dire en les débarrassant des stéréotypes (de genre, de couleur, etc.), en leur permettant de développer un regard critique sur le monde politique et social, etc.

Comme évoqué plus haut, le projet APC (approche par compétences) tend donc à mobiliser le potentiel des jeunes stagiaires en développant leur capacité à définir pour eux même et par eux-mêmes un projet de vie social et professionnel tout en renforçant chez eux l’image de soi et leur sentiment d’auto-efficacité au sens d’Albert Bandura. Pour le dire autrement, l’idée est de permettre à des jeunes souvent victimes de formes d’instrumentalisation, de passer du statut « d’objet » (ou de « public cible ») à celui toujours en construction d’acteur-auteur de leur propre devenir. En ce sens, seule une andragogie autonomisante, émancipatrice et humaniste favorisera cette visée sans jamais oublier de l’articuler avec le souci du collectif et de la coopération. Il ne s’agit pas de favoriser le développement des jeunes dans une optique individualisante et étriquée de la compétence, mais bien de renforcer les modèles d’émancipation porteurs d’une ambition collective de justice sociale (Eneau, 2016)vii.

N. Lavielle-Gutnik, Lenoir H., Loquais M.

 

References

Alibert, V., Lavielle-Gutnik, N. (2020). La reconnaissance des compétences pour une insertion socioprofessionnelle durable : l’exemple des Écoles de la 2e chance. Les Cahiers du Développement Social Urbain, 71, 38-39.

Bernard, J.Y. (2021). La lutte contre le décrochage scolaire en Europe : une politique de la formation professionnelle, Education et société, 46, 95-109.

Castel, R. (2009). La montée des incertitudes. Paris : Librairie Arthème-Fayard.

Demeuse, M., Frandji, D., Greger, D., Rochex, J. Y. (dir.) (2011). Les politiques d’éducation prioritaire en Europe. Quel devenir pour l’égalité scolaire ? Lyons : ENS Editions.

Eneau, J. (2016). Autoformation, autonomisation et émancipation : De quelques problématiques de recherche en formation d’adultes. Recherches & éducations, 16, Émancipation et formation de soi Tome 1 (en ligne).

Lavielle-Gutnik, N. (2019). Les acteurs de l’intervention sociale face aux défis du renforcement de leurs identités et de leurs collectifs de travail », Forum, 156, 37-48.

Lenoir, H. (1995). Les principes et les méthodes de la pédagogie des adultes ou andragogie. In E. Marc et J. Garcia-Locqueneux, Guide des méthodes et pratiques en formation (25-38), Paris : Retz.

Lenoir H. (1998). L’avenir radieux de l’ingénierie in Analyser les pratiques professionnelles, coord. Blanchard-Laville C. et Fablet D., Paris, L’Harmattan, 1998, pp. 129-140, (réédition 2000), pp. 139-151.

Lenoir H. (2015). Penser et agir pour l’éducation des adultes, revue Education permanente, n° 203, pp. 17-24.

Loquais, M., Houot, I. (2018). La deuxième chance : ce dont les jeunes sont capables d’en saisir. Formation emploi, 143, 79-97.

Sarfati, F. (2018). La proposition d’une nouvelle chance ? Postface. Formation emploi, 143, 203-207.

 

ANNEXE

L’insertion : une « exception française » ?

En France, les écoles de la deuxième chance se situent dans la lignée des politiques d’insertion à destination des jeunes « en difficultés ». Depuis les années 1970, les politiques d’insertion ciblent, en France, les publics « marginalisés par la conjoncture » (Castel, 1995). Les dispositifs à destination des jeunes « en difficultés » se succèdent depuis le rapport Schwartz de 1981 sur l’insertion professionnelle et sociale des jeunes et la mise en place en 1982 des Missions Locales. Or, tous ces dispositifs n’ont finalement pas changé grand-chose sur le fond à la situation sociale des jeunes les plus précarisés

Les débats nationaux qui ont animé les professionnels de la formation et la recherche font état de tensions entre visées d’émancipation (réalisation de soi sur le long terme, appropriation des enjeux collectifs, développement de la citoyenneté) et visées « adéquationnistes » (adaptation à l’offre d’emploi disponible, logique de réponse aux besoins des entreprises, offre centrée sur une mise en adéquation de la formation avec les métiers « en tension »…) (Frétigné, 2011). Autour de ces enjeux, l’ouvrage de Tanguy (1984) sur l’introuvable relation entre formation et emploi a fait date. Alors que les politiques de remédiation à destination des publics les plus précarisés font consensus, leur mise en œuvre relève de différents modèles d’actions. En effet, l’insertion en tant que système de gestion du non-emploi, donne lieu à de multiples formes d’accompagnement qui sont loin de faire consensus. Cela suppose de revenir à des questions premières : qu’est-ce qu’une insertion réussie ? Quelle plus-value peut apporter une formation à des publics « sans diplôme » ? Sur les actions d’insertion, plusieurs niveaux d’analyse entrent en ligne de compte. En première approche, on peut légitimement se demander à quelles conditions est-ce que ce type de dispositif permet d’infléchir les trajectoires et conduire les jeunes à se construire un avenir professionnel réellement « choisi », si l’on se réfère par exemple à la loi de la formation professionnelle de 2018 sur la liberté de choisir son avenir professionnel. Dans l’esprit de la loi, il s’agit de permettre à tout un chacun la possibilité d’être accompagné pour construire son parcours. Dans les faits, pour que les jeunes « bas niveau de qualification » puissent passer d’un dispositif à un autre, d’une structure d’insertion à un emploi, d’un stage à une formation qualifiante, etc.… encore faut-il que le chemin existe. Cela suppose la mise en place de partenariats entre organismes de formation et d’insertion, entre financeurs et acteurs de la formation, entre structures d’insertion et entreprises…. A ce titre, les logiques de concurrence et de marchandisation accrue de la formation font porter le risque d’une offre morcelée qui freine les dynamiques partenariales.

Or, le système de formation tout au long de la vie « à la française » fait cohabiter deux modèles qui se rencontrent peu : l’un, centré sur le modèle de l’école, recouvrant ce qu’on appelle communément la « formation initiale », gérée par le Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse. L’autre, ayant pour mission d’accompagner tous les publics adultes en reprise d’études pour construire leur parcours professionnel, piloté par le Ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion et les régions. L’école de la deuxième chance, en France, est un dispositif qui relève de ce dernier ministère tandis que de nombreux dispositifs « de raccrochage » tels que les DAIP (Dispositif d’Aide à l’Insertion Professionnelle) ont également pour mission d’accompagner les jeunes sortis sans diplômes du système scolaire mais relèvent du Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse. Cette compartimentation politique de la prise en charge des « décrochés » du système scolaire pose problème à différents niveaux. D’une part, ce mode de prise en charge pose le problème d’une gestion cloisonnée des parcours. Tandis que les personnes qui se retrouvent sans diplôme à la fin de leur scolarité changent régulièrement de statut et connaissent des situations de précarité, l’accès à une information claire sur l’offre qui leur est destinée est lacunaire. En changeant de situation, ils peuvent sortir des critères de financement pour être éligibles à une entrée en formation suivant des critères aléatoires difficilement accessibles aux personnes « éloignées de la formation ». D’autre part, l’accès à la certification pose un problème premier quant à l’offre d’insertion : quelle réelle plus-value permet une formation qui n’aboutit pas à un diplôme reconnu au niveau national, mais qui porterait, comme à l’E2C, sur une attestation de compétences acquises. Enfin, la citoyenneté apparaît comme le parent pauvre de l’insertion à la française dans la mesure où les préoccupations politiques et sociales restent grosso modo centrées sur l’insertion professionnelles.

 

i Dans un contexte de compétition accrue, il s’agit d’exacerber la flexibilité des entreprises et des personnes au regard des fluctuations du marché du travail tout en garantissant la possibilité, pour les personnes, de sécuriser leur parcours au travers de dispositifs de financements ou d’accompagnement de leur projet. La « flexicurité », qui constitue un axe important de la politique européenne en matière d’emploi et de formation, peut se définir comme « une stratégie intégrée visant à améliorer simultanément la flexibilité et la sécurité sur le marché du travail » (Conseil de l’Union Européenne, 2008, p. 9). L’idée est de rendre le marché plus compétitif dans une optique de croissance supposée garantir l’emploi et d’offrir des droits accrus et élargis aux travailleurs, notamment pendant les phases de transition. Dans un contexte d’incertitudes, voire d’inquiétude pour les travailleurs, ce projet politique consiste à « sécuriser » les parcours morcelés, afin de faire levier pour l’accès à l’emploi et aux ressources – le risque évident étant de voir la flexibilisation des parcours professionnels prendre le pas sur la dynamique de sécurisation.

Quatre grandes thématiques caractérisent la politique de flexicurité (Conseil de l’Union Européenne, 2008) :

• « Souplesse et sécurisation des dispositions contractuelles » : ici, la sécurisation est directement liée à l’idée de contractualisation ;

• « Stratégies globales d’apprentissage tout au long de la vie ». La formation tout au long de la vie se situe dans une logique d’adaptation des individus à la perpétuelle obsolescence des savoirs (et plus encore des compétences), en vue de les adapter au marché – alors que l’idée d’éducation permanente, par exemple, fait écho à une possibilité d’émancipation individuelle et collective par la formation1 ;

• « des politiques actives du marché du travail » : elles ont pour fonction de réduire et de faciliter les périodes de transition des travailleurs. Il s’agit de politiques volontaristes de mise au travail, où toute aide sociale se voit conditionnée à l’idée de contrepartie (par un travail ou une formation) ;

• « des systèmes de sécurité sociale modernes », recouvrant des droits sociaux matérialisés par des aides financières lors des périodes de transition.

ii Les écoles de la deuxième chance ont été instituées à la suite d’une initiative européenne proposée dans le Livre blanc « Enseigner et apprendre : vers une société cognitive », présenté par Édith Cresson, commissaire européenne chargée de la Recherche, de l’Éducation et de la Formation, lors du sommet des chefs d’État de Madrid de décembre 1995. L’instauration de ce dispositif s’inscrit dans une logique de mise au travail incitative. En ligne de fond, chaque personne est considérée comme partie prenante de son parcours de formation en tant qu’elle doit concourir à maintenir ou développer son « employabilité » et « sécuriser son parcours ». Or, cette perspective masque de fortes inégalités entre les personnes qui possèdent déjà un bagage important de formation et les publics dits « faiblement » ou « non qualifiés » qui risquent de se voir relégués définitivement en cas d’échec à se former. Tandis que certaines catégories professionnelles peuvent tirer parti de ce système dès lors que l’on parle de carrière, la formation constitue un passage obligé (et risqué) pour les publics les plus précaires.

 

iii Ces écoles signent, en 2004, une « Charte des principes fondamentaux » qui résume les fondements de l’action pédagogique des E2C et créent l’association « Réseau des Écoles de la 2è Chance ».

Chaque E2C est une institution portée par les Collectivités territoriales et locales et/ou consulaires dont l’objectif est d’assurer l’insertion professionnelle et sociale de jeunes en difficultés en partenariat étroit avec le monde de l’entreprise, qui ne délivre pas de diplômes, mais vise à accréditer des compétences, qui accompagnent le projet personnel et professionnel du stagiaire, qui travaille en réseau avec tous les acteurs intervenant auprès de leur public.

Ainsi, conformément aux dispositions de l’article D 214-10 du Code de l’éducation, le label « École de la 2è Chance » est délivré pour une durée de quatre ans par l’association « Réseau E2C France », aux établissements et organismes de formation se conformant aux critères définis par un cahier des charges établi par cette association sur avis conforme des ministres chargés de l’éducation et de la formation professionnelle.

On compte aujourd’hui 51 écoles réparties sur 118 sites, 12 régions, 56 départements en métropole et 4 dans les DOM TOM (territoires Ultramarins ). Elles accueillent annuellement environ 15 000 jeunes gens sortis du système scolaire sans qualification. Le réseau des Écoles de la deuxième chance s’organise autour de quatre grands domaines de compétences : gestion du processus de labellisation, évaluation et validation du parcours des jeunes (délivrance et suivi des attestations de compétences acquises par les stagiaires), mutualisation des expériences acquises et structuration des partenariats.

 

iv Le financement des E2C passe d’abord par les Conseils régionaux, dont les compétences concernent particulièrement la formation des « publics en difficultés » (et plus spécifiquement les jeunes) appuyé par le Fonds social européen et par l’État : à l’échelle nationale, ces trois financeurs prennent en charge, en moyenne, les trois quarts des dépenses (source : DARES, 2014). De plus, la pérennité de ces structures est confortée par une participation des entreprises (par l’intermédiaire du Mécénat et de la taxe d’apprentissage), et de certaines collectivités territoriales (comme certains Conseils départementaux). Le réseau partenarial qui entoure les E2C est notamment marqué par les institutions qui ont la charge des publics dits « en difficultés ». À ce titre, les Missions locales en constituent le principal prescripteur en tant qu’elles orientent les jeunes de 18 à 25 ans vers l’E2C en fonction des besoins de formation pressentis. Il existe aujourd’hui une cinquantaine d’E2C, répartis sur 107 sites sur le territoire national (métropole et DOM-TOM (territoires ultramarins ? je préfère). Elles sont structurées en réseau (le Réseau des Écoles de la Deuxième Chance) et inscrivent leur périmètre d’action dans le cadre d’une charte des principes fondamentaux qu’elles ont signées en 2004.

 

v Les cours relatifs au projet professionnel, généralement assurés par les formateurs référents, tiennent ici une place centrale au regard de leur articulation avec les autres cours. L’alternance est organisée suivant un rythme régulier (par exemple : deux semaines en centre, deux semaines en entreprise). Le choix des lieux de stage revient aux jeunes, suivant leur projet, l’idée étant de leur permettre de formaliser un projet en capitalisant les expériences. Cependant, le choix de l’entreprise est négocié avec le formateur référent, en étroite collaboration avec les directions, les équipes et des psychologues du travail, en fonction de la manière dont ils évaluent la pertinence du projet et les capacités du stagiaire. Des visites en entreprise ont régulièrement lieu ; les formateurs référents y contrôlent l’implication du stagiaire et le bon déroulement du stage. Le stage fait l’objet d’une évaluation par le tuteur de stage (un responsable de l’entreprise) en coordination avec le formateur référent. Le stagiaire, de son côté, est amené à faire un travail d’auto-évaluation voire de co-évaluation (avec l’aide du formateur) de son expérience de stage et de ses acquis. Le suivi individualisé assuré par le formateur référent consiste à accompagner le jeune dans la construction de son parcours (de formation, de vie…). Concrètement, des entretiens, à la demande des jeunes ou du formateur, ont lieu pendant toute la durée de la formation. Ces temps d’échange conditionnent parfois la poursuite de la formation lorsque les attendus (en termes de comportement et d’adéquation aux règles) ne sont pas au rendez-vous.

 

vi L’approche par compétences (APC) dans les écoles de la deuxième chance en France résulte des travaux qui ont été menés depuis 2016 par le biais d’une recherche action conduite par l’équipe ATIP du laboratoire Lisec. Le Réseau France des Écoles de la Deuxième Chance a fait appel au Lisec pour mener une recherche-action orientée sur la mise en oeuvre d’une approche par compétence partagée par l’ensemble des équipes, autour de différents enjeux :

 

– valorisation des parcours et des apprentissages des publics ;

– transformation des pratiques pédagogiques (renforcement des pédagogies actives, formalisation des pratiques, des outils…) ;

– professionnalisation et expertise des équipes E2C ;

– consolidation de l’identité E2C ;

– articulation d’une approche par compétence avec les enjeux institutionnels (Éducation Nationale et politiques de l’emploi – socle de connaissances et de compétences professionnelles) ;

– réflexion sur l’évaluation des apprentissages et la certification (attestation de compétences acquises).

La posture de recherche adotée par le Lisec a consisté en un accompagnement des processus de transformation des pratiques en cours relevant d’une démarche de coproduction des savoirs. La recherche s’est appuyée sur des principes :

– de co-élaboration des conditions permettant la formalisation et la transformation des pratiques pédagogiques (co-validation et co-construction des démarches et outils) ;

– d’appropriation de la démarche par les acteurs, en fonction de leurs enjeux et contextes propres,

– de participation collaborative, dans une dynamique de concertation collective,

– de volontariat des sites expérimentateurs.

 

Différentes phases ont jalonné cette recherche :

Étape 1 : réalisation d’expérimentations pédagogiques centrées sur l’approche par compétences au sein de 10 écoles sur l’ensemble du territoire national, mobilisant plus de 60 formateurs volontaires. Ces derniers ont ainsi été invités à concevoir et mettre en œuvre des séquences pédagogiques à partir desquelles des retours d’expérience, incluant les stagiaires, ont été organisés et ont servi de base à un premier questionnement de la notion de compétence, questionnement diffusé et retravaillé dans l’ensemble du réseau lors d’une journée de séminaire.

Étape 2 : repérage des différents documents faisant office de référentiels pour les pratiques de formation et analyse de leur usage dans les écoles avec un groupe composé d’un représentant de chacune des 10 écoles afin d’élaborer des propositions pour l’élaboration d’un référentiel de compétences unifié. Concrètement, 9 focus groupes ont été organisés dont les membres ont réalisé des entretiens au sein de leurs propres écoles qui ont servi de points d’appui pour l’élaboration des propositions. C’est de cette étape dont nous rendons compte dans cette contribution.

Étape 3 : élaboration d’un plan de formation et de déploiement du référentiel auprès de l’ensemble des 118 sites-écoles membres du réseau

En nous appuyant sur les résultats de cette recherche action, nous revenons à présent sur la façon dont le problème de la citoyenneté se pose pour les acteurs des E2C.

vii La présente contribution nous conduit à alimenter deux axes de réflexion : d’une part, un axe prospectif sur les perspectives de développement des dispositifs de deuxième chance dans une visée émancipatrice ; d’autre part, un axe réflexif sur la place de la recherche quant au déploiement de dispositifs de ce type. Ce que montre la recherche action, c’est qu’une approche étroite de la compétence, qu’elle soit centrée sur le modèle scolaire ou l’adaptation à l’emploi disponible, peut avoir des effets contre-productifs dans l’accompagnement des jeunes dits « en difficultés ». A l’inverse, inscrire l’accompagnement des parcours dans une optique d’émancipation citoyenne peut constituer un gage d’ouverture des jeunes en leur permettant de construire un regard critique sur leur environnement de formation, de vie, sur leur parcours, etc. Or, la recherche action constitue un outil réflexif puissant pour les équipes de formateurs, en offrant les conditions d’un regard réflexif sur l’action en train de se faire. C’est pourquoi les visées émancipatrices des dispositifs de formation et d’insertion ne sont pas si éloignées des visées de la recherche : la recherche action peut constituer un levier pour (re)penser les logiques à l’œuvre dans les dispositifs en requestionnant les conditions d’une émancipation possible (et réelle).

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