Illettrisme et formation

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ILLETTRISME et FORMATION :

 JEU et ENJEUX des

REPRÉSENTATIONS

“L’illettrisme, c’est un grand échantillon,

C’est comme un arc en ciel”[1].

 

 

Cette recherche se proposait de poursuivre et d’approfondir, le travail engagé par certaines équipes, dont celles d’Elisabeth Charlon au CUEEP de Lille et de la CCI de Paris[2], sur les représentations des illettrés quant à la formation et de l’élargir aux représentations que les illettrés eux-mêmes génèrent chez les formateurs. C’est donc sur cette double problématique que nous nous proposions de travailler afin de dépasser la seule vision “illettrée” de la formation. Nous avons mené en parallèle une enquête, en direction des formateurs spécialisés, auprès de ces publics, afin qu’ils nous livrent leurs propres représentations de l’illettrisme et des illettrés, tant présentes que passées, afin de pouvoir, non seulement repérer d’éventuelles évolutions, mais aussi des clés pour l’action.

 

 I CONTEXTE DE LA RECHERCHE[3]

 

1.1  Problématique et finalités

 

Les publics illettrés, malgré des avancées importantes ces dernières années, sont encore à bien des égards mal connus et trop souvent perçus à partir du regard de l’autre : hiérarchie (cadres ou agents de maîtrise), responsables de formation, travailleurs sociaux…, plus rarement collègues de travail. L’illettrisme est écrit le plus souvent par le lettré et l’illettré est parlé ou décrit de l’extérieur par un tiers, le plus souvent acteur lui-même de la planète “illettrie”. Le discours de l’illettré, sur lui et sur les réalités de son illettrisme, est paradoxalement absent, à l’exception de quelques trop rares citations, qui émaillent ici ou là, les travaux de recherche et la littérature spécialisée. Cet article propose dans le cadre d’une approche sociologique de l’illettrisme de présenter en partie cette parole confisquée. Nous avons centré, en effet, notre recherche exclusivement sur les discours que les illettrés tiennent à propos des formations qui leur sont quelquefois ouvertes. Paroles d’illettrés que nous avons collectées en amont, pendant et en aval de dispositifs de lutte contre l’illettrisme. A partir de cette collecte, nous avons tenté, d’une part de les analyser et d’autre part de les livrer, sans doute réorganisées de manière thématique, mais en veillant à en conserver l’authenticité et la forme originale afin que cette parole demeure celle de ceux qui l’auront produite.

Nous avons mené notre investigation dans les collectivités territoriales et avec le CNFPT (Centre national de la fonction publique territoriale) car ce terrain nous est familier et les illettrés, même s’ils possèdent des caractéristiques particulières (statut et emploi), y sont fort nombreux et de profils extrêmement variés.

 

Cependant, afin de pouvoir en tirer des conséquences pour l’action en matière de formation, il nous est apparu  important de tenter de mettre en lumière, dans le même temps, les représentations, toutes aussi méconnues, imprécises et/ou aussi rares, que les formateurs se sont construites de l’illettrisme, des difficultés qu’il engendre et des illettrés. Représentations, fondées ou non, mais qui, à n’en point douter, déterminent pour une part tant les choix et les stratégies pédagogiques que le mode relationnel en situation d’apprentissage. Là encore, afin que les corrélations soient pertinentes, nous avons conduit notre travail, avec des formateurs exerçant leur activité auprès d’illettrés de la fonction publique territoriale.

 

Ainsi, cette approche, au-delà d’offrir une plus grande lisibilité du phénomène “illettrisme et formation”, nous a permis par croisement de ce double système de représentations et par comparaison/confrontation, de mieux repérer certaines causes de dysfonctionnements dans les formations proposées à ces publics (pédagogie et dispositif) et de mieux maîtriser les actions à venir.

 

Ce travail de recherche avait donc un double but : mieux connaître les représentations (avant, pendant, après) des acteurs du face à face pédagogique dans les dispositifs de formation de lutte contre l’illettrisme et de produire, après analyse des matériaux recueillis, quelques préconisations quant à l’ingénierie des dispositifs de formation destinés à des publics adultes illettrés.

 

 

1.2   échantillon et méthodologie[4]

 

L’échantillon était composé d’une part, de six femmes qui sont des formatrices expérimentées, spécialistes des remises à niveau en écriture, lecture et calcul. Elles sont impliquées depuis dix ans environ, dans des dispositifs de formation de la région parisienne visant à la réacquisition des savoirs de base. Ces formations sont organisées par le CNFPT en direction des agents des collectivités territoriales.

D’autre part, il comprenait 20 apprenants-adultes en situation d’illettrisme dont la rencontre nous fut proposée par des organisateurs de formation ou des responsables de ressources humaines. Le public rencontré était composé de 6 femmes et de 14 hommes, tous sont des agents de la fonction publique territoriale. Leur tranche d’âge se répartit entre 24 et 60 ans avec une majorité d’apprenants aux alentours de 40 ans.

Ils travaillent dans différents services  : espaces verts, scolarité-éducation, propreté et nettoiement, cimetières, sports, dans les services sociaux et administratifs. Leur ancienneté dans la fonction publique territoriale s’échelonne de 2 à 26 ans.

Leur parcours scolaire fut souvent écourté et/ou perturbé. Leur histoire de vie a été fréquemment marquée par des événements difficiles. La plupart d’entre eux sont de niveau VI et ne possède aucun diplôme, tous ont été scolarisés en France.

Le quart de l’échantillon environ avait participé à des stages courts professionnels, certains dans le cadre du CNFPT.

Cette recherche fut conduite à partir d’entretiens semi-directifs sur un échantillon non-représentatif. Il s’agit donc plus d’une recherche à visée qualitative. Les six entretiens réalisés auprès des formatrices ont été décryptés dans leur intégralité. Quant aux vingt entretiens apprenants, suite à un choix délibéré de notre part  : dix en raison de leur qualité et de l’intérêt des propos tenus ont été retranscrits intégralement. Neuf entretiens d’une moins grande richesse n’ont été retranscrits que partiellement.

 

 

Nous avons rencontré trois difficultés méthodologiques qui nous semble bon de signaler  :

– la première concerne l’échantillon “formateurs” qui à notre regret n’est composé que de femmes.

– la deuxième est liée à l’échantillon “apprenants” issu de deux sites, ce qui a pu produire des différences sensibles dans la construction et la formulation des représentations.

– la troisième résulte du croisement des discours des apprenants et des formatrices, qui fut réalisé à partir de deux réalités distinctes  : formateurs du CNFPT de la Petite Couronne et apprenants très  majoritairement  Strasbourgeois.

 

Au-delà de faire surgir des représentations, voire de tenter leur analyse, cette recherche s’inscrit dans une perspective visant à rendre aux acteurs eux-mêmes leur capacité d’expression sans interprétation. Notre volonté a été de reproduire la parole des apprenants, afin d’éviter qu’elle soit médiatisée, détournée, d’offrir la parole “brute” de ceux et celles dont on parle, sans se soucier de les laisser parler. En bref, faire entendre la parole de ceux et celles que l’on n’entend pas sauf au travers du filtre de l’analyse et du discours savant. Cependant, nous avons veillé à ne pas céder aux litanies militantes et à ne pas tomber dans un piège axiologique (amours des pauvres, émancipation des soumis, désaliénation des plus faibles).

 

 1.3  Apprenants et formateurs – croisement des représentations

 

Pour cet article de présentation des résultats de notre recherche, il nous est apparu opportun d’utiliser un croisement de deux systèmes de représentations, de deux discours, celui des apprenants illettrés adultes, ayant ou non participé à une formation de type “remise à niveau” et celui des formateurs responsables de l’animation de dispositifs pédagogiques visant au réapprentissage des savoirs de base. Nous souhaitons simplement que les constats et les rapprochements, issus du travail de la recherche, viennent enrichir ceux et celles dont ils sont le produit. Et qu’ils servent aussi, au mieux, les intérêts des apprenants dans la quête difficile de la connaissance émancipatrice dans laquelle, ils se sont engagés avec courage et obstination.

 

 

II LES APPORTS DE LA RECHERCHE     

 2.1  ILLETTRISME ET ILLETTRÉ

 

Les auto-représentations des illettrés par eux-mêmes sont souvent diffuses et s’étendent d’un pudique : “j’ai eu des problèmes quand j’étais jeune (….). J’ai rien à cacher” à un “Je suis pas instruit” . En passant par une conscience claire du parcours à accomplir : “je ne sais ni lire ni écrire”, “j’ai encore beaucoup de chose à apprendre (…), on est loin du BAC”. Mais, elles laissaient aussi percevoir une conscience nette de posséder de réelles capacités à faire en mobilisant les savoirs de l’expérience ou savoirs d’action : ” tu serais bête, tu saurais pas bricoler”.  Fort rarement, les termes “illettré” ou “illettrisme” sont prononcés, ils ne sont pas utilisés pour décrire un état par ailleurs connu et vécu. Lorsqu’ils le sont, l’apprenant se considère, en général, comme sorti de cette situation : “j’étais illettré”.

 

Même pudeur, même tabou social du côté des formateurs, ils n’emploient pas ou peu les termes “illettré” ou “illettrisme”, même s’ils décrivent abondamment et avec précision les situations diverses dans lesquelles ils se manifestent et ce qu’ils produisent. Comme nous l’avons constaté : l’illettrisme est une réalité sur laquelle, il faut agir mais qu’il convient encore de taire. Ce n’est pas comme le déclare une formatrice. “un terme que j’utilise de toute façon (…), je ne les considère pas comme des illettrés”. Le terme illettrisme peu employé par les uns ne convient pas non plus aux formatrices : “il manque un terme”.

Il conviendrait d’interroger ce constat de manque, s’agit-il d’une attitude protectrice voire “caritative” vis à vis des apprenants, s’agit-il d’un souhait de revaloriser l’image professionnelle de ce secteur de la formation des adultes et des formateurs qui y œuvrent ?

 

Si l’illettrisme ne se dit pas du côté des formateurs, il renvoie et “correspond à des tas de situations”. “L’illettrisme, c’est un grand échantillon, c’est comme un arc en ciel. On peut décliner ça de toutes les couleurs”. Ce qui a pour conséquence, lorsqu’on accepte d’utiliser le terme “illettrisme” de l’employer dans sa forme plurielle car “il y a des tas de cas d’illettrisme”, “je mettrais ça au pluriel”, “il recouvre tellement de choses différentes”.

 

Que tirer de ce premier rapprochement de représentations ? Que les termes “illettrisme” et “illettré” sont toujours fortement chargés de valeurs à connotations négatives et qu’au-delà, ils renvoient encore à des “interdits sociaux” de la classe cultivée et à un refus “conscient ou non” de ceux qui vivent l’illettrisme de se nommer “illettré” afin d’échapper aux stigmates sociaux que l’usage d’un tel mot implique. Au demeurant pour les apprenants comme pour les formateurs, il convient d’organiser des parcours formatifs, clé de l’insertion et/ou du maintien dans des emplois souvent plus exigeants en matière d’utilisation des savoirs de base. Car si “pour certaines choses… je suis pas bête, disons… je suis pas instruit”, et aujourd’hui, ce déficit d’instruction produit ou entretient souvent des fragilités professionnelles et sociales.

Au-delà, un refus terminologique ne met pas fin à une réalité que tout le monde constate. Convient-il alors de trouver un autre terme – mais lequel ? – ou de travailler à retourner le gant des représentations négatives que l’illettrisme induit afin d’en faire un terme, sinon positif, du moins neutre ? La question reste entière.

 

Ce qui est une évidence pour tous les acteurs, c’est qu’être illettré ne signifie pas ne rien maîtriser et ne rien connaître. Mais que les illettrés “font partie d’une catégorie de gens qui ont effectivement, soit perdu, soit jamais acquis les savoirs de base” et qui “maîtrisent des tas de choses”. Car comme l’exprime l’un d’entre-eux, déjà cité, “si tu serais bête, tu saurais pas bricoler”. Catégorie d’agents qui, malgré des difficultés non négligeables, au moins dans la fonction publique territoriale apparaît comme “bien intégrés dans leur travail” et dans l’emploi.

Ainsi jusqu’à présent, encore que cela se discute, il était possible de ne pas maîtriser la lecture ou l’écriture “pour exister dans la société”, mais quand sera-t-il demain ?

 

2.2  Représentations de la formation et des savoirs

2. 21 La formation et ses usages

 

Les représentations et les attentes en matière de formation sont diverses, soit elles s’inscrivent dans une logique de réparation : “c’est pour me remettre dans le bain de la scolarité, vu que j’ai été jusqu’en sixième et j’ai pas été plus haut” , c’était pour réapprendre (…) tout ce que j’avais perdu” (A.). Soit, dans une logique de progression et de promotion sociale

 

“Ils viennent beaucoup parce qu’ils veulent monter” (F)[5].

 

“Et puis bon, ben, c’que j’attends, c’est … reprendre ce niveau. … Ce niveau qui me servira peut-être, plus tard, à voir , éventuellement, pour être chef, adjoint, ou… peu importe, hein,(…) voir peut-être plus tard, pour être.. pour avoir une responsabilité” (A).

 

Le plus souvent la formation est une “formation d’usage” en lien étroit avec la réalité et/ou des activités concrètes. Elle est d’abord un outil du quotidien : “Çà sert quand je garde les enfants”, “ça sert quand on va faire les courses” (A.). Elle est aussi un gage d’autonomie et de pouvoir sur soi : “j’ai pas besoin toujours de quelqu’un d’autre”, “parce que si on doit toujours demander à sa femme” (A.).

Quelquefois aussi, mais plus rarement, la formation s’utilise en situation de travail : “dans mon emploi, ça peut toujours me servir”, “au travail aussi, ça sert quand on a une livraison de fleurs” (A.). ça sert mais à condition que la hiérarchie en tienne compte et enrichisse les situations de travail car sinon “si y’a un rapport à faire, nos chefs y viennent et nous amènent au bureau et c’est (eux) qui le marquent” (A.)

 

 

Envers l’écriture, la lecture et les mathématiques, les formateurs et les apprenants ont des propos similaires. Tous admettent le caractère obligatoire de ces trois apprentissages pour pouvoir évoluer. Car “dans la vie active, il faut calculer tout le temps”, “dans les bureaux, on a toujours besoin de gens qui écrivent des choses (…), je crois que c’est toujours comme ça” (A.).

 

L’usage des savoirs de base est aussi lié au quotidien domestique : “la lecture sert (…), si on achète un nouveau poste (…), il faut lire le mode d’emploi”(A.). Le calcul “ça m’aide beaucoup pour mes relevés bancaires (…), si j’avais pas ce truc là, je pataugerais” (A.). Mais l’usage du savoir est quelquefois possible, voire nécessaire au travail : “dans mon boulot, ça peut toujours me servir. Comme on reçoit souvent des feuilles à lire” (A.).

 

2.22 Rapport au savoir

 

Les acteurs s’accordent sur le point suivant : les apprenants ont des “problèmes” de mémoire et ont oublié ce qu’ils ont appris à l’école. Ceci explique le fait qu’en formation, le terme “ré-apprendre” est utilisé par les formateurs et les apprenants.

 

“Ils ont vraiment oublié les savoirs. Mais oublié, c’est-à-dire que quand on remet ça sur le tapis, que l’on reprend… il y a vraiment des trucs qui se remettent en place” (F).

 

“Quand on fait plus de la scolarité, on perd… c’est pour me remettre (…). C’est pour réapprendre ce que j’ai appris et apprendre d’autres matières” (A).

 

Cependant, tous les acteurs mettent en avant un décalage entre d’une part le besoin de savoir écrire et lire (c’est-à-dire de mieux maîtriser la langue) et d’autre part le besoin de savoir calculer.

“Ils (les apprenants) viennent en formation car ils ont surtout des difficultés à s’exprimer à l’écrit et à l’oral” (F).

 

“Moi je trouve que… c’est beaucoup le français. Bon, le calcul, c’est bien, parce que bon, on sait compter, mais le français, c’est ce qui est très important dans la vie actuelle, hein, moi je pense, que  c’est une chose très importante” (A).

 

En effet, l’écriture et la lecture apparaissent les plus utiles tant sur le plan personnel que professionnel car elles leur procurent l’autonomie, le pouvoir de communiquer, de revendiquer ses droits, d’exprimer ses idées et la possibilité de prendre des responsabilités.

 

“Quand je leur demande “à quoi ça sert de lire ?” Ils me répondent : “ Cela sert à apprendre, à connaître le monde… ça sert à pouvoir aider ses enfants à l’école… ça sert à pouvoir répondre à des questions… cela sert à pouvoir prendre la parole en réunion ” (F).

 

(A propos de l’écriture) c’est exprimer par écrit (…) si on a des problèmes,s’exprimer par écrit” (A.).

 

(A propos de ce que le formé cherche en formation) “Ben, c’est pour…, par rapport à mieux lire, quoi, savoir s’débrouiller mieux dans la vie, c’est tout, sans demander aux autres qu’est ce que c’est…” (A).

 

Si l’écriture peut engendrer du plaisir pour certains : “c’est un moment de détente”, elle aussi pour d’autres apprenants une source de stress liée à des expériences anciennes : “je vais devenir écrivain mais, disons que pour l’instant le mot “écriture”, il me stresse (…), c’est un blocage” (A). Quant à la lecture, elle est essentielle, car elle permet non seulement, lorsqu’on “reçoit quelque chose d’un chef, au moins on peut le lire soi-même” mais aussi “d’ouvrir beaucoup de porte” (A.).

 

Les mathématiques sont considérées comme une activité utile essentiellement pour soi dans la mesure où elles permettent de répondre à des besoins de la vie quotidienne (gérer son budget, faire un chèque…)  :

 

“La plupart de ceux que j’ai rencontrés dans les groupes du CNFPT, savaient faire un chèque. Ils savent lire les prix tant qu’ils sont dans les milliers de francs (…) pour eux tout chiffre est forcément transformé en francs (…) la carte bancaire, ils savent l’utiliser” (F).

 

“(A propos des maths) Ça sert pour… pour moi (…) c’est un atout. Parce que bon, quand j’ai des trucs à faire chez moi, pour mes relevés bancaires (…) ça m’aide beaucoup (..) Si non, si j’avais pas ce truc là, je pataugerais (…)” (A).

 

Par ailleurs, les mathématiques ne sont utiles dans vie professionnelle que pour réaliser des tâches précises  :

 

Une chef de service nous avait dit : “ah une telle depuis qu’elle sait faire une division, c’est fou ce qu’elle a changé. Elle prend bien plus d’initiative, quand elle a une centaine de couverts à placer et des tables, elle est beaucoup plus à l’aise, elle sait organiser pour distribuer ses assiettes sur les tables” (F).

 

“(A propos de Pythagore et de son utilité) Quand vous voulez faire un sérieux Volley, ou un handball, il le faut. Parce que sinon, les angles, y sont trop fermés… Parce que quand vous arrivez sur un terrain, y a rien, c’est juste du macadam, et des poteaux, pour le basket. Il faut que vos dessins, là qui sont par terre, ils soient pas décalés, par rapport aux… aux paniers de basket, sinon, ça va pas” (A).

 

Puis, au sein même des différents apprentissages, nous avons noté que tous les acteurs s’accordent sur les difficultés des apprenants.

 

– Écrire selon les normes orthographiques et grammaticales leur est difficile  :

 

“Les difficultés (…) c’est le manque d’idée, la peur des fautes, (…) ce qui est difficile à faire passer c’est le mouvement d’une phrase (…) ils peuvent écrire quinze lignes sans aucun signe de ponctuation” (F).

 

“Je cherchais à écrire, (…) c’était pour moi un grand puzzle (…) on m’a fait travailler, travailler, travailler (…) parce que je n’acceptais pas quand on dit femme, comme moi j’entends avec un “a”, et on le met avec un “e” ou monsieur avec un “on” (…) j’ai pas trop aimé les verbes (…) La deuxième année, c’est que j’ai su plutôt je devais apprendre vraiment les verbes, parce que sans les verbes on ne peut pas écrire (…)”(A).

 

– Lire tout en comprenant le sens pose aussi des problèmes  :

 

“Elles lisent (…) Bon, les personnes vont comprendre 50% à 60% du sens du texte” (F).

 

“La lecture, c’est quelque chose d’important (…). Et comprendre ce qu’ils écrivent. Parce qu’il ne faut pas seulement savoir lire et ne pas comprendre” (A).

 

– Lire permet aussi de faire des divisions, des fractions, de comprendre des énoncés de problèmes qui nécessitent réflexion, logique et abstraction.

 

“J’ai rarement vu des personnes en remise à niveau dite ” illettrées” maîtriser la multiplication quelques uns, la division aucun…” (F).

 

“Ah difficultés, ah ouais au départ y en avait pas mal, hein. J’avais ce truc là, qui venait au départ. (…) les tables de multiplication, je savais même plus les tables de multiplication… ou, faire disons une division par écrit. (…) calculer des puissances, alors ensemble, ou deux fractions ensemble… (…)” (A).

 

Apprenants et formateurs soulignent certaines causes qui semblent responsables de ces difficultés : les problèmes liés à la mémorisation, à la lenteur mais aussi aux capacités intellectuelles et au travail cognitif que sollicitent ces apprentissages (faire preuve d’attention, comprendre, réfléchir, assimiler, abstraire… :

 

“(Une formatrice parle du geste que font les formés en maths) ils vont poser leurs doigts sur les tempes. (…) Pour dire que la machine à réfléchir est en marche” (F).

 

“Pour moi, c’est la mémoire, parce que, disons j’ai toujours peur de ne pas pouvoir le garder (…). Quand on arrive pas à garder quelque chose dans… dans la tête, c’est difficile à… à apprendre à lire et à écrire” (A).

 

“les moments les plus durs, c’est les premiers temps (…), ça fait longtemps qu’on avait pas appris, alors quand on est sorti de là, le soir, on en avait plein dans la tête” (A.).

 

“Si vous voulez, c’est comme un circuit fermé. Voyez, y’a des trucs qui rentrent, qui sortent, qui rentrent, qui sortent (…). Et alors, je suis pas très sûr de moi” (A.).

 

 

En revanche, si les formatrices affirment le plus souvent que les apprenants ne sont pas là “que pour passer des concours”, les intéressés insistent sur le statut des mathématiques : ce sont surtout elles qui permettent de préparer des examens, d’obtenir un diplôme et donc de réaliser un projet professionnel :

 

“Si je veux apprendre quequ’chose, un CAP, il va falloir que j’aille en formation, c’qui est logique. (…) En électricité, tout est, passe… en maths. Tandis qu’un boulanger n’est pas autant qu’en maths. Lui, il calcule le nombre de grammes dans un litre. … Disons, … Il fait ses petits pains, toujours par routine. Tandis qu’un électricien, c’est rare, qu’il travaille par routine, parce qu’il a toujours des calculs. Une pièce ne correspond pas à l’autre, il est toujours obligé de calculer. Sans maths… vous n’allez pas là” (A).

 

Et d’autre part, lorsque les apprenants expliquent comment ils perçoivent les mathématiques, il est intéressant de noter que pour eux, les calculs simples renvoient à l’arithmétique, aux mathématiques dites “ordinaires ou “normales” et les calculs complexes (l’algèbre), à des mathématiques non “ordinaires” :

 

“Bon, on a appris les, bon, ce qui était en nombre, tout ça, fractions. Tout ça, bon, c’était les maths normales, c’est à dire niveau CE2, à peu près, CE2, ouais,… c’est CE2, à peu près. Bon, là, c’était assez simple, c’était assez facile.. (…) oui, c’est à dire,  je vous dis, enfin, ordinaires”(A).

 

Les mathématiques néanmoins conservent une fonction sociale évidente, elles sont un objet considéré comme réservé à l’élite : “Les maths, ça fait penser aux savants. C’est quelque chose de dur. Vous voyez… ou aux étudiants qui sont dans les grands niveaux” (A.)

 

Enfin et pour conclure ce point, soulignons encore que les savoirs demeurent un outil indispensable, si ce n’est d’émancipation, du moins pour accroître son autonomie et entamer une revalorisation de l’image de soi : Les maths, ça sert. Pour moi c’est un atout (…), quand j’ai des trucs à faire chez moi”. Ecrire et lire, communiquer en somme, c’est utile “pour essayer de discuter avec les autres. Ne pas me tromper. Réussir à parler à des personnes un petit peu plus relevées que moi”. En bref, s’engager à apprendre n’est pas neutre et les savoirs réacquis sont avant tout des savoirs d’usage : “je l’ai (fait) pour mon propre intérêt et pour ma vie personnelle (…), pour aider ma gamine et en même temps pour moi” (A.)

 

2.3 Représentations de la formation, de la pédagogie, des outils

 2.31 La relation pédagogique

 

Ce qui apparaît primordial, tant pour les apprenants que pour les formateurs, c’est la restauration de la confiance en soi. Cet état de confiance est à considérer comme un acte pédagogique fondateur préalable à toutes nouvelles acquisitions et une sorte d’incontournable dont on peut induire, quasi à coup (coût) sûr, la réussite ou l’échec des dispositifs de formation et des réapprentissages. Ainsi, pour les formateurs, la contribution et la difficulté premières sont “de travailler sur la remise en confiance en soi pour pouvoir réamorcer un processus d’apprentissage” et pour le formé, “il faut remettre la personne en confiance (…), c’est vraiment important”.

 

Établir une communication réelle et authentique découle logiquement de cette volonté et de ce besoin de rétablir la confiance. Les formateurs insistent sur le fait “que ce qui est important, c’est la relation à l’apprenant” et que “la communication est essentielle au début du stage” et surtout qu’il faut  veiller à ce que “la parole passe, (que) chacun ait le droit de dire son mot” (F.). Pour eux, l’une des clefs de la réussite c’est “la relation qui a pu s’établir (avec) la personne qui essaye d’apprendre”. Les apprenants quant à eux soulignent combien, ils furent agréablement étonnés de pouvoir “poser des questions”, discuter, et éventuellement même de “demander des conseils”. Possibilité d’expression qui apparemment renforce la motivation à apprendre et rompt avec des modèles d’apprentissage prégnant et qui permet peut-être d’apprendre autrement : “elle est à l’écoute des personnes”, “chacun peut donner son avis”, “elle voulait qu’on lui réponde”, “on pouvait lui poser des questions” (A.). En d’autres termes “on avait tous la bouche ouverte”.Il s’agit, semble-t-il, de simplement favoriser l’accès à une parole libre, de permettre à chacun son expression.

La communication souhaitée, dépasse la possibilité de s’inscrire dans un simple échange. Elle implique un mode et une forme aux discours et aux attitudes pédagogiques, elle renvoie à une capacité à expliquer. Cette capacité des formateurs à mettre en forme leur discours, à organiser les explications et surtout à les rendre accessibles est essentielle. En bref, il faut surtout que les formateurs prennent le temps et qu’ils veillent à leurs propos, car le secret de leur réussite (est-ce bien la leur ?), c’est :“leur manière d’expliquer”, “la bonne méthode…faut qu’il explique”, “on pouvait aller la voir (la formatrice) et puis, elle nous expliquait” (A.).

Au-delà de cette communication rétablie, mais est-ce bien la peine de la rappeler, il convient de réinterroger le “modèle” scolaire, souvent à l’origine de nombreuses difficultés, et de créer un climat où chacun puisse affirmer : “qu’on m’explique et pour moi il n’ y a pas de problème (…), je suis plus un gosse de dix ans”, “c’est pas comme à l’école” (A.).

 

2. 32 Le groupe et l’individualisation

 

La confiance établie, indispensable “pour pouvoir réamorcer un processus d’apprentissage”, et après avoir fait admettre aux apprenants “qu’ils sont plein de ça, (qu’) ils ont ces acquis et ces capacités (F.) : les mécanismes sont à l’oeuvre mais il reste à créer le collectif d’apprentissage. Mais, une fois la mise en place du groupe réalisée, une fois sa dynamique enclenchée, il devient un temps et un espace essentiel pour les apprentissages, tant du point de vue des apprenants que des formateurs. Il acquiert une fonction importante dans la médiatisation puis dans l’acquisition des savoirs.

Ainsi pour une formatrice : “le groupe (…) semble vraiment être le moteur de quelque chose de nouveau, de quelque chose qui a à voir avec les adultes”. Pour une autre, c’est un lieu d’échanges de savoir et du même coup de revalorisation de l’image de soi : “ça a une fonction très positive, montrer que ce n’est pas uniquement eux qui sont en situation d’apprentissage et qu’ils peuvent apprendre des choses aux autres” (F.). De plus le travail en groupe favorise : “la prise de conscience de ses propres façons, de raisonner, de ses propres façons de faire” (F.). Il est le lieu de l’indispensable conflit socio-cognitif où l’on échange “sur les façons de raisonner”, une occasion “d’élargir leur champ”.

Quant aux apprenants, après avoir franchi une étape décisive car au départ “on est un peu timide” compte tenu du changement culturel que constitue le travail en groupe et/ou de la rupture qu’il opère avec les modes scolaires d’apprentissage, le groupe peut devenir un lieu de “facilitation”, une occasion, comme le déclare l’un d’entre eux, où “l’on apprend beaucoup plus facilement” même s’il ne doit pas devenir le mode unique de formation.

Il apparaît donc comme un espace de communication, d’échanges et de “vérifications” des savoirs irremplaçables, en même temps qu’un temps où l’on se “marre” et où l’on sort de ses routines et de ses certitudes car “on discute, on est moins enfermé sur soi-même” (A.)

 

Le travail individualisé est une autre dimension nécessaire à la dynamique individuelle et aux réapprentissages. Il permet de trouver et/ou de respecter le rythme de chacun, il offre à chaque apprenant la possibilité de choisir son “programme”, et, en cas de difficulté particulière de mémorisation, le temps “d’enregistrer”. De plus il libère de la crainte ancienne de rester en arrière pour certains, pour d’autres, d’éviter, en cas de rythme différent, de “trouver le temps long” (A.).

Pour les formateurs, le travail individualisé est une exigence, s’il l’on veut respecter les singularités. “Il me semble important qu’il y ait une individualisation de l’apprentissage parce que tout le monde n’a pas la même chose à recevoir” (F.) Il permet “une progression individuelle”, que tout ne soit pas “homogène”. Il rend possible “à chacun des stagiaires de travailler à son rythme” et en fonction “d’objectifs propres” (F).

Le travail en groupe et le travail individualisé apparaissent bien comme des modalités pédagogiques adaptées aux pratiques des uns et aux apprentissages des autres. Il y a là, une forme d’évidence mais peut-être est-il nécessaire de la rappeler.

 

 2. 33 Les nouvelles technologies et l’évaluation

 

Paradoxalement, l’ordinateur et les nouvelles technologies utilisés comme outils pédagogiques sont dans notre recherche plus familiers aux apprenants qu’aux formateurs. Il est clair que cette distorsion apparente est directement liée à notre échantillon. Néanmoins, il nous paraît possible de tirer quelques enseignements de la confrontation des représentations des uns et des autres.

L’ordinateur n’est plus dans les représentations, même s’il n’est pas encore une machine à apprendre, la machine à exclure que nous imaginions. Sa proximité relative, au travail ou à la maison, l’a assez largement démystifié. Chacun s’accorde, du côté des formés, à s’y essayer car “le monde évolue, faut suivre son temps”. Certains “aimeraient bien” ; d’autres se sont laissés séduire et l’utilisent  : “l’informatique, ça m’intéresse”, “moi, je me lance à fond”, j’ai tout à la maison”, “je me suis acheté un ordinateur. Et, je n’y connais pas encore tout. Je regarde sous les touches (…). C’est très simple, mais bon seulement il faut y croire” (A.). Plusieurs apprenants ont compris qu’au-delà du jeu et d’éventuelles facilitations de l’apprentissage, l’ordinateur a pris une place centrale dans la maîtrise des situations de travail et qu’à terme chacun, pour évoluer doit se dire : “il faudra automatiquement que je sache” l’ordinateur pour maîtriser de nouvelles situations de travail  ou “pour l’évolution de carrière” (A.).

Les formateurs sont peu utilisateurs, souvent faute de possibilités, des nouvelles technologies éducatives : “la plupart du temps, on y a pas accès”. Ils ne s’en servent que quand ils en ont “l’occasion”. Elles n’apparaissent aucunement comme un outillage indispensable à la transmission et/ou à l’acquisition des savoirs de base : “je ne suis pas persuadée que ça bouleverserait complètement les choses”. Certains discours marquent même quelques réticences : “j’ai pas trouvé ça génial”, “c’est vraiment un outil, quoi…”, “je ne crois pas à la pédagogie en solitaire”. D’autres propos démontrent leur intérêt : “je suis plutôt pro-enseignement sur ordinateur” (F.), à condition toutefois qu’ils demeurent une aide pédagogique et qu’on puisse les utiliser afin d’atteindre des “objectifs spécifiques” ou pour “alterner” avec d’autres pratiques.

A faire ce croisement de représentations, mais peut-être est-ce une interprétation liée à nos échantillons, nous avons eu l’impression d’un décalage technologique, entre une aspiration, même si elle est encore discrète, des apprenants à s’initier et/ou utiliser l’ordinateur, et une volonté peu affirmée des formateurs d’user de moyens pédagogiques dont l’intérêt n’est pas indiscutablement avéré. Rappelons, afin de pondérer notre propos, que compte tenu des situations de formation rencontrées, l’on puisse craindre “que ce ne soit pas pour demain que l’on puisse l’utiliser (le multimédia)ou que certains formateurs ne se considèrent pas “assez formés” pour l’utiliser en toute certitude. Double argument à intégrer, nous semble-t-il avant de tenter toute analyse.

 

L’évaluation formative, celle qui vise au positionnement, non la sanction d’une performance artificielle et souvent illusoire, est un outil généralement apprécié des apprenants. Elle leur permet de se donner des repères, “de comparer l’évolution, de savoir qu’on a bougé (…), de savoir où on en est”. Elle est même considérée comme un élément moteur :“ça motivait plus”, “ça me portait à continuer (…), ça m’a aidé”. Elle est une possibilité de se mesurer à soi même, voire une occasion de se “libérer” de craintes anciennes, si elle est utilisée positivement : “je faisais ça avec plaisir, j’avais pas de crainte, je veux dire, cette crainte que j’avais dans le temps, la peur de faire une dictée, la peur de tout ça, c’est parti, c’est tout parti” (A.).

Les formateurs “de leur côté” considèrent que l’évaluation formative est un élément pédagogique important car à leurs yeux les apprenants “aiment bien savoir tout de suite si c’est bon ou si  c’est mauvais, si c’est mieux que la dernière fois”. Cette évaluation renvoie à un vrai besoin  : celui “que quelqu’un d’autre valide”, que quelqu’un valorise le parcours accompli, la dynamique engagée. L’évaluation  permet, si elle est “non-jugement” de redonner confiance. Il convient seulement “plutôt que de relever les échecs ou les difficultés”, de procéder à des renforcements positifs et de valoriser “les résultats acquis” (F.).

 

2. 34 Les dispositifs de formation

 

Sur les dispositifs de formation, au-delà de remarques factuelles quelquefois convergentes sur le rythme : “une demie journée par semaine, c’est court” ou sur le risque d’une longue coupure qui “démotivait les personnes”, il est difficile à la lecture des entretiens de trouver des éléments absolument significatifs.

Deux points paraissent, néanmoins, devoir être soulignés. Le premier est un constat de divergence, mais il s’explique par la place différente des acteurs. Les apprenants souhaiteraient, semble-t-il, des dispositifs plus longs. Ils considèrent que la formation qu’ils ont suivie “c’est pas beaucoup”. Ils aspirent à un dispositif “total” qui leur permettrait de combler l’ensemble de leurs lacunes et de remédier à toutes leurs difficultés. Les formateurs, après avoir fait le deuil de dispositifs de formation de longue durée, considèrent qu’il s’agit plus “de donner des déclics et d’être la première marche de l’escalier”. En ce cas, il est important “de ne pas faire croire aux personnes que tout va être possible grâce à ce dispositif”. “Il s’agit dans un contexte très largement surdéterminé “de savoir ce qu’il est possible de faire (…), de se fixer un objectif précis” (F.). Il convient de se satisfaire ou de se plier au principe de réalité et de considérer la formation comme “une espèce d’ échauffement mental (afin) que les gens prennent conscience qu’on est un peu comme un sportif, on ne peut pas faire n’importe quoi tout de suite, il y a un travail de préparation (…). Donc (que) c’est la première étape” (F).

Le second est que la dynamique d’apprentissage est très liée à l’intérêt que les apprenants portent aux thèmes-supports. Ainsi pour les adultes, il est important que la formation s’articule “autour de thèmes qu’on aime” et de participer aux décisions sur le “ce qu’on va faire” en discutant avec les formateurs. Pour les formateurs, il faut essayer autant que faire ce peu que “ça puisse répondre à des projets des individus pour qu’ils puissent investir un maximum”.

 

3.3 Savoir et comportements

3.31 Souffrance et formation

 

Notons tout d’abord que formateurs et apprenants s’accordent sur un certain nombre de points. Manifestement – et ceci n’est en fait pas une surprise –, les apprenants ont des difficultés : celles-ci génèrent angoisse, trouble et auto-dévalorisation.

 

“Quand ils arrivent en début de stage, donc, avec quand même une certaine angoisse, la peur, la honte, la peur d’être jugé, que ce soit par les formateurs ou par les  autres membres du groupe…” (F.)

 

“Ils sont vraiment inhibés au début, même ceux qu’on appelle des grandes gueules. Quand on les met dans certaines situations, ils sont très très mal” (F.).

 

“Ils ont peur des fautes qu’ils font, ils ont peur de laisser des messages (…), ils ont peur du jugement, du regard des autres sur leur écriture” (F.).

 

La lecture : ” c’est l’enfer, c’est l’enfer pour moi” (A).

 

“Pour moi, j’aime pas trop quand il y a des fautes, alors ça me travaille plus le ventre” (A.)

 

“Moi, je suis angoissé quand on me dit de faire (…), j’ai comme un trou de mémoire” (A.)

 

La formation favorise une évolution considérable, une forme implicite d’acceptation de soi qui incite ou permet de renoncer à des stratégies de contournement qui obéraient jusque-là, [ou qui tentaient de le faire], la condition d’illettré. Conduites et techniques de brouillage qu’expliquent, sans doute, d’une part la crainte d’être stigmatisé et repéré en situation d’illettrisme, d’autre part une forme muette de honte et dévalorisation de soi.

 

“C’est le fait de dire qu’on fait faire par quelqu’un d’autre, de dire qu’on n’a  pas le temps de faire sur place, qu’on ramène, qu’on fera à la maison à un autre moment… plutôt que d’écrire pour éviter, justement, de se remettre en situation d’échec” (F).

 

“Disons, ce que je redoute le plus, c’est… déjà la crainte que j’ai en moi, parce que j’ai peur que je n’y arrive pas” (A.).

 

“Moi, j’ai dit à mon collègue, moi j’ai des problèmes (…), il met les croix, j’en connais quelques-unes mais pas toutes” (A.).

 

“Pour l’instant j’ai l’aide de ma femme qui m’aide quand j’ai un courrier à faire… dans le problème de français c’est que j’ai énormément de problèmes” (A).

 

Quand mes gosses, ils ont des examens (…), c’est ma femme qui fait les devoirs avec eux. Moi, j’ai fermé les deux portes et je suis allé au salon, j’ai allumé la télé. Je voulais pas entendre ça” (A.)

 

Heureusement cependant, formateurs et apprenants confient que ce malaise ne perdure pas : au fur et à mesure de la formation, ils prennent confiance – voire du plaisir à lire et à écrire et peut-être modifie un rapport au savoir souvent fait de tensions

 

“Quand ils sont dans des situations de confiance, l’écriture se libère” (F).

 

“Dans les groupes hétérogènes, ça peut être intéressant et ça peut justement amener les stagiaires à avoir un autre rapport au savoir” (F.).

 

” Surtout la lecture, je n’ai jamais lu vraiment à haute voix depuis cette année. Avant je lisais pour moi, parce que bon,… c’était un certain crispe que j’avais envers moi, et d’être un peu bloqué… en fin de compte, de lire quelque chose devant certaines personnes, par contre, que maintenant la confiance est revenue et j’arrive beaucoup mieux à me développer depuis que j’ai commencé ces cours” (A).

 

“Les premières semaines…, j’avais envie de me barrer, c’était vraiment catastrophique” (A.).

 

“A la fin (…). On était vraiment tous décidés à y revenir” (A.).

 

Les références au passé ne manquent pas. Tous les acteurs reconnaissent que la situation actuelle des apprenants, leurs difficultés, leurs blocages sont liés à leurs histoires de vie (cursus scolaire, contexte social et familial…).

 

“Ils vont attribuer leurs difficultés soit à des problèmes familiaux, soit à des problèmes de santé. Il y a toujours quelque chose dans l’histoire personnelle qui souvent permet de donner un sens à cet illettrisme” (F).

 

“Mais disons, s’il y avait eu un suivi, disons de la part des parents… et des profs, je crois que ma vie, elle aurait tourné carrément autrement” (A).

 

“Moi, je suis sorti à quatorze ans et je suis allé dans une usine. L’école, je m’en foutais” (A)

 

“J’ai jamais fait de maths. La grammaire, j’en ai jamais fait (…).J’ai quitté assez jeune pour aller travailler” (A.).

 

“L’école, c’était dur (…), on recevait des coups” (A.)

 

3. 32 Effets de la formation

 

Formuler autrement, la formation est le catalyseur qui permet d’échapper à ce passé. Cet apprenant, comme beaucoup d’autres et comme la majorité des formateurs, en évoque les effets bénéfiques. Fier de “son rapport sur ordinateur”, il confie :

 

“On va sûrement me donner un poste maintenant de responsabilité. Alors je pense que… je suis encore assez motivé, encore plus maintenant de travailler” (A).

 

Avant “si j’avais des problèmes, je les gardais pour moi. Maintenant, on discute. On discute de la vie quotidienne (…), un peu aussi du travail” (A.).

 

“C’est vrai qu’ils ont des satisfactions dans leur vie professionnelle, c’est vrai que se débrouiller pour aider ses enfants à faire leurs devoirs, (…) c’est déjà des grands pas” (F).

 

Mais ces aspects bénéfiques ne concernent pas seulement les savoirs acquis, mais aussi l’évolution des comportements. Un apprenant affirme avoir “fait beaucoup de progrès” que “beaucoup de personnes ont constaté” :

 

“J’ai des amis qui viennent chez moi… Ils me disent : mais qu’est ce qui se passe… t’es devenu intellectuel ? Je dis pourquoi ? (…) Par contre qu’avant, c’était plus l’agressivité (…) Maintenant, non, j’essaie de peser quand même mes mots avant de les sortir” (A).

 

“Si vous avez des problèmes avec le chef ou n’importe, vous pouvez y aller et dire : “écoutez, je suis pas d’accord la-dessus” (A.).

 

“ça ne va pas changer ma vie, mais ça aide beaucoup que ce soit moi qui le fasse maintenant… au lieu de demander à ma fille” (A.).

 

“Premièrement :” être libre” et puis deuxièmement :”c’est pas demander au voisin” (…), être libre complètement, sans être rattaché à quelqu’un” (A.).

 

 

Au-delà de ce constat, la formation, pour peu que l’apprenant y soit reconnu et considéré en adulte, permet de réengager de réels processus d’apprentissage. Elle développe le goût de la connaissance et met en appétit de savoir et favorise la prise “d’habitudes culturelles”.

 

“Je me suis acheté un ordinateur, quand je rentrais à la maison (…). Je prenais des notes et je les mettais au propre ” (A.).

 

“Maintenant, je lis mieux, je comprends mieux. S’il y a quelque chose qui est marqué et que je ne sais pas ce que ça veut dire, je prends le dictionnaire” (A.)

 

“Je vais à la bibliothèque, je prends un livre et je lis beaucoup maintenant” (A.).

 

“Je vais m’acheter des livres, disons pour écrire… à une fiancée, à un ami, à un maire, au président…” (A.).

 

Conclusion

 

La recherche, dont je ne viens de livrer que quelques clefs, n’était qu’une première approche des représentations des illettrés sur ce qu’ils sont ou pensent être et sur la manière dont les formateurs se les représentent. Elle est aussi, toujours dans le cadre d’un travail sur les représentations, une tentative de mieux comprendre ce que la formation devrait être pour participer à la lutte contre l’illettrisme. Nous aurions souhaité travailler sur un échantillon plus vaste et dans différentes régions afin de pouvoir arriver à des conclusions plus fermes. Cela ne nous a pas été possible. Cependant, le travail accompli nous a convaincu que l’hypothèse du croisement des représentations était riche et porteur d’informations précieuses à partir desquelles nous sommes fondés à dire qu’il est non seulement possible de mieux connaître le phénomène illettrisme, mais aussi d’en élaborer une représentation positive.

Ce croisement même limité se révèle, par ailleurs, potentiellement riche de connaissances nécessaires au travail d’ingénierie de dispositifs de formation avec et pour les adultes illettrés.

Souhaitons que ce travail puisse inciter d’autres à le poursuivre et à le dépasser. De mon côté, je m’y emploierai et peut-être entendrai-je encore [n’est-ce pas d’ailleurs, la meilleure reconnaissance du travail de formateur] : “j’estime maintenant (…), c’est que je ne suis plus illettré” (A.), “ça ne me monte pas à la tête, mais je veux dire que… quand même, j’ai une petite fierté que d’être maintenant au bureau” (A.).

 

 

Hugues LENOIR

CEP-CRIEP, Paris X

 

 


[1]  Paroles de formatrice.

[2] Charlon E. et al., Entreprise et représentations de l’illettrisme, Les cahiers d’étude du CUEEP, n°20, juin 1992 ; CCI de Paris, Observatoire de la formation, de l’emploi et des métiers, Les entreprises face à l’illettrisme, CCI Paris, 1992.

[3]  J’ai conduit et réalisé cette recherche avec Corinne Crespin. Cet article est une reprise modifiée et enrichie du document de synthèse que nous avons remis au GPLI.

[4]  Pour plus d’information sur l’échantillon et la méthodologie voir : Lenoir H et Crespin C., Illettrisme, représentations et formation, Paris, GPLI, 1998.

[5] Dans certains cas, quand je le jugeais nécessaire, afin de mieux repérer les paroles des apprenants et des formateurs, j’ai introduit (F) pour celles des formateurs et (A) pour celles de l’apprenant ; d’autres fois, pour faciliter la lecture de ce texte j’ai “rétabli la langue”, laissée “brute” dans le rapport de recherche.

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