L’Éducation libertaire : combien de divisions ?

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L’Education libertaire : combien de divisions[1] ?

 

Je ne reviendrai pas sur les principes de l’éducation libertaire déjà énoncés par Fernand Pelloutier en 1876, mis en œuvre par P. Robin, S. Faure et la CNT espagnole dans ces multiples créations d’écoles rationalistes inspirées de F. Ferrer. Ces principes, encore repris par P. Besnard dans les Syndicats ouvriers et la Révolution sociale et toujours d’actualité, et ces expériences sont connus. J’aimerais plutôt montrer en quoi la réflexion et les pratiques des anarchistes en matière d’éducation furent plus fécondes, plus durables, et sans doute plus profondes que la plus grande des victoires militaires sur le front d’Aragon. A mon sens ces expériences éducatives, plus connues que les collectivisations agricoles ou industrielles, ont plus durablement marqué la société que toute autre pratique inspiré par la théorie anarchiste, hormis peut-être l’action directe en matière syndicale.

Notons néanmoins que, quelle que soit l’époque, l’expérimentation sociale ou la sensibilité de ces militants (es), l’anarchisme s’est toujours préoccupé d’éducation et l’a toujours considéré comme prioritaire. Ainsi, elle apparaît au fil des textes et des temps comme une clé de transformation radicale des individus et des sociétés. Objet central de la transformation ou du maintien des sociétés, l’éducation est toujours au cœur des enjeux et des conflits sociaux. Les anarchistes en eurent très tôt une pleine conscience. Elle est un fait majeur et incontournable. Les anarchistes ne s’y sont pas trompés, la réaction non plus. Face à la Révolution sociale, la République invente l’école laïque et autoritaire théorisée par E. Durkheim[2]. Pour encadrer et fidéliser leurs jeunesses, et ainsi garantir leur pérennité, toutes les dictatures ont eu recours à “l’éducation” ou plutôt au dressage de masse que ce soit Mussolini, Staline, les dictatures africaines ou aujourd’hui encore la Chine ou tel ou tel mouvement islamiste ou de libération nationale. L’éducation est depuis toujours et pour tous au centre de la spirale émancipation/soumission.

 

Pour moi, l’éducation libertaire fut la plus belle des victoires, même si j’en conviens du chemin reste à parcourir jusqu’à l’anarchisme, car son influence fut constante et fertile. Elle est une manifestation constructive et permanente de l’anarchisme social. Ces propositions – autrefois immorales et révolutionnaires – ont largement irrigué les réflexions et les pratiques pédagogiques contemporaines. Elles sont aujourd’hui, même si certaines restent encore marginales, très largement entrées dans les mœurs. Elles continuent par ailleurs – ce qui démontre leur caractère émancipateur – à être soit combattues par tous les talibans de la pensée, soit encore largement prônées, y compris par l’Unesco, quant il s’agit de gagner même petitement en démocratie. Quid du courant de l’Education nouvelle sans les apports déterminants de Charles Fourier et Pierre-Joseph Proudhon ? Quid de la mixité sans la militance de Paul Robin, quid de l’hygiène et de l’éducation du corps sans Francisco Ferrer ? Quid de l’émancipation par l’éducation sans les résolutions de l’AIT ? Quid de Freinet, Dewey, Rogers et de quelques autres sans les contributions et les ensemencements de la pensée libertaire en matière d’éducation ? Certes, les anarchistes ne furent pas les seuls à engager le combat éducatif, ni ses seuls initiateurs, d’autres progressistes se joignirent à eux, mais jamais les anarchistes ne désertèrent ce terrain de lutte et leurs apports furent à mes yeux décisifs[3].

 

C’est pourquoi, l’éducation libertaire est, à mon sens, la plus profonde et la plus durable des victoires portées par l’anarchisme contre la société autoritaire car elle l’a fait reculer sur de nombreux points. La pensée éducative libertaire, il est vrai, a été pour une large part absorbée, digérée par la pensée pédagogique officielle : refus de la violence et de la toute puissance du maître, recul de la contrainte, pédagogie du projet, place de la parole et reconnaissance de l’autre, liberté pour apprendre… Certes, elle y a perdu en pureté et en radicalisme, la récupération et l’évolution des mœurs ont fait leur œuvre, mais la société en la récupérant a progressé tout entière et l’autoritarisme et le paternalisme d’antan ont largement reculé et reculeront encore. En conséquence, malgré la résistance des conservateurs de tout poil, les mœurs et les pratiques sociales sont plus libertaires qu’hier donc plus civilisées. L’éducation en fut un vecteur primordial.

Du même coup, la pensée éducative anarchiste est sur bien des aspects aujourd’hui désuète (mixité) ou admise (pédagogie active). Il s’agit donc, à la fois, de la faire franchir un nouveau cap, de lui redonner vigueur et radicalité, voire de la renouveler afin qu’elle irrigue de nouveau les évolutions sociales. La revendication forte de l’autogestion pédagogique[4] est sans doute une des pistes possibles. En se revendiquant et en pratiquant l’autogestion pédagogique dans et par l’éducation, le terme lui-même prend socialement du crédit, les pratiques tendent au possible, les modes de gestion et de décision s’enracinent dans les actes et les pensées. L’autogestion devient une réalité tangible, une pratique sociale partagée, un lieu d’exercice d’une citoyenneté restaurée : reste à la déplacer du terrain de l’éducation au terrain socio-économique… pas facile, pas certain, mais jouable. Développons des modes d’action et de pensée éducatifs en rupture et faisons confiance aux individus libres pour les diffuser et les imposer dans le réel social.

 

Quelle morale, comme nos “bons maîtres” d’hier l’auraient fait, tirer de cette histoire. L’éducation demeure le chien de garde des sociétés autoritaires et religieuses mais l’éducation est aussi, avec ou sans récupération, un des leviers des transformations sociales, un des ferments de l’humanisme libertaire. C’est pourquoi, nous anarchistes, nous nous devons de continuer à œuvrer dans le champ éducatif et de tenter de renforcer en permanence ce fleuron de l’anarchisme révolutionnaire afin qu’il laisse des traces profondes et fécondes sur le terreau social. L’éducation prépare la Révolution, elle est un outil et une forme du gradualisme révolutionnaire[5] que l’on pratique sans le savoir. Elle est aussi, et en cela elle est essentielle, un laboratoire d’idée, une mise à l’épreuve de nos principes, une expérimentation de nos pratiques, bref, une anticipation réalisatrice…

Hugues Lenoir

 


[1] Ce texte à paru dans Réfractions n°7 en 2001.

[2] Si l’école laïque avait pour but de combattre la Révolution sociale, elle visait aussi et dans le même temps à combattre le cléricalisme.

[3] Pour s’en persuader, il suffit de constater, à quelques exception près, la pauvreté de la réflexion pédagogique du courant socialiste autoritaire et de constater l’esprit libertaire qui alimente la pensée des auteurs cités.

[4] Il ne s’agit pas d’une pratique radicalement nouvelle, bien connue dans le mouvement Freinet ou par les praticiens de la pédagogie institutionnelle, mais d’une revendication et d’un affichage réaffirmés.

[5] Gradualisme révolutionnaire voir Spezzano Albanese : l’expérience communaliste in Le quartier, la commune, la ville…des espaces libertaires, Editions du Monde Libertaire/Editions Alternative libertaire, Paris-Bruxelles, 2001.

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