La machine à décerveler

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Bienvenu dans la machine, enseigner à l’ère numériqueLa machine à décerveler

Il ne s’agit pas du sabre à « phynances » du Père UBU mais des risques d’une éducation numérisée et à distance. C’est ce que constatent et dénoncent Eric Martin et Sébastien Mussi dans un essai radical intitulé Bienvenu dans la machine, enseigner à l’ère numérique.

Les auteurs élaborent une critique de fond de « la technopédagogie » prônée par les industriels du numérique et dont le risque majeur est de préparer un « grand désert culturel » au profit du technocapitaliste qui « exigent la formation de travailleurs dotés d’habiletés numériques ». Progrès inéluctable dont la critique est diabolisée et derrière laquelle se cache « une école des écrans et des robots » où il faudra « consommer de l’information brute sans médiation » et surtout sans capacité ou sans le droit, voire sans la possibilité de manifester de l’esprit critique.

Les auteurs s’appuyant sur de nombreuses études soulignent des acquisitions de savoirs fragiles avec la période d’éducation à distance durant la pandémie. Ils constatent aussi un mal-être dû à l’isolement forcé qui aurait pour conséquence, une baisse de motivation et un fort décrochage scolaire.

À cela s’ajoute pour les couches populaires un renforcement des inégalités du fait d’un matériel numérique pas ou peu accessible, à des connexions quelquefois de mauvaise qualité et à l’absence de ressources d’apprentissages proches (parents, amis, précepteurs).

Mais le pire est à venir, E. Martin et S. Mussi se réfèrent à des scénarios de l’OCDE qui annoncent un de-shcoolingplus ou moins complet. En d’autres termes, « la désinstitutionnalisation des systèmes scolaires » c’est-à dire l’abolition de l’école physique telle que nous la connaissons.

De-schoolingqui entrainera une privatisation de l’éducation, réduite à un grand marché, au profit des producteurs de machines et de contenus éducatifs, soi-disant adaptés à chaque individu en fonction de son profil et de son projet. Marchandisation de l’éducation qui vise aussi à réduire la dimension humaine incontournable de l’apprentissage en transformant les profs en accompagnateurs neutre et a-critique des machines technopédagogiques et préparant de facto les futurs exploités à « la manipulation de base de leur principal outil de travail »

Il convient d’ajouter à cette note de lecture quelques remarques personnelles. En effet, sans être opposé à l’usage du numérique en matière d’éducation, à condition d’y être éduqué et d’en user avec discernement, l’état actuel de « l’art » ne cesse de me questionner.

En effet, on le sait depuis longtemps : sur internet, cliquer n’est pas connaître, imprimer n’est pas savoir et surtout n’est pas produire du savoir. Le travail intellectuel ne fait que commencer : il faut lire, trier, faire des hypothèses, analyser, croiser les sources, vérifier, hiérarchises les données… en bref, faire fonctionner son esprit critique et son imagination pour faire quelque chose de la collecte électronique comme autrefois, on le faisait au sortir des bibliothèques et des prises de notes.

De même pour l’IA (intelligence artificielle) : comment formuler la question et comment savoir que la réponse est juste ? Comment en vérifier la pertinence ? De plus, un vrai danger, ne plus engager le travail cognitif lié à la recherche, à l’évolution ou à la reformulation des hypothèses ? Du prêt à penser ? L’IA c’est comme les plats tout préparés, à quoi bon apprendre à cuisiner, il y a les surgelés. Ainsi, après la malbouffe, la malpensée…

En bref, le prêt-à-porter des sociétés autoritaires adeptes de la nove langue. L’IA n’est donc pas neutre, elle ne porte que des savoirs présélectionnés à servir à la demande. Elle est le réceptacle des savoirs de la domination. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas y recourir, on le peut, mais à condition de retravailler le prémâché et d’en faire sa chose en le croisant avec d’autres apports, d’autres supports ?

À cela s’ajoute les risques d’un illectronisme accru. Aujourd’hui, 18% de la population ne maîtrise pas ou peu les outils numériques. Quid de l’usage et de la maîtrise de l’IA ? Ne doit-on pas craindre une nouvelle fracture, du fait des risques de l’ill-IA ?

Autre manque crucial des technopédagogies distancielles, c’est l’absence de la dimension humaine de ses apprentissages qui réduiront ou feront disparaître les relations de proximité et les interactions et enverront aux oubliettes tous les apports du socio-constructiviste. Il a largement démontré que l’on n’apprend jamais seul mais toujours avec les autres. Autres qui dans le meilleur des cas seront dans un ailleurs indéterminé et derrière un écran, voire un trou noir sonorisé. Désocialisation relative qui interdira la controverse et le conflit socio-cognitif en face à face et qui ne favorisera que des échanges à distance dont des débordements potentiels et illimités, tels qu’on en connaît sur certaines lites électroniques, sont à craindre et qu’il faudra bien gérer.

Martin E., S. Mussi, 2023,Bienvenu dans la machine, enseigner à l’ère numérique, Montréal, Ecosociété

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