De la promotion sociale à la promotion de soi ?

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De la promotion sociale à la promotion de soi ?

(intervention 3e Université de l’AFREF, 13 décembre 2018[1])

 

 Introduction

 

Impossible de brosser une histoire de l’éducation des adultes en si peu de temps, je me limiterai simplement à remettre en perspective la loi dite « liberté de choisir son avenir professionnelle » du 5 septembre 2018.

 

Loi qui de mon point de vue confirme une approche économique libérale de l’éducation des adultes, à savoir :

  • une marchandisation des connaissances,
  • une dérive éthique vers un individualisme étroit,
  • un enfermement de l’éducation dans la seule sphère du travail,

 

Mouvement de libéralisation engagé d’ailleurs depuis la loi de 2004 qui a recentré l’effort de formation sur la seule entreprise au détriment d’autres objectifs sociétaux.

 

 

Quelques brefs rappels historiques

 

J’ai coutume de faire remonter l’histoire de l’Education des adultes à François Rabelais et à son Gargantua. Celui-ci imagine en effet une Abbaye, celle de Thélème, Thélème qui signifie libre volonté et sur le fronton de laquelle serait écrit « fais ce que voudras ».

 

En d’autres termes, Rabelais imagine un lieu d’éducation ou hommes et femmes pourrons choisir de s’éduquer sur n’importe quel sujet, donc dans une certaine mesure de choisir leur avenir. Il s’agit là d’un lieu dont la finalité est l’accès au savoir universel donc au sens stricte d’une université pour adultes. L’abbaye est aussi par là même un lieu du Libre esprit ou et de l’esprit critique bien loin des préoccupations instrumentalistes de l’éducation de la période récente (2004-2018). La loi du 5 septembre n’est donc pas une innovation sauf dans sa restriction à la seule sphère professionnelle.

 

Autre incontournable en la matière, le rapport sur l’instruction publique de Condorcet en 1792 dont l’ambition éducationniste, même si elle n’est pas sans connotation économique, avait une toute autre portée. Son ambition était une éducation du peuple, pour le peuple, par le peuple. Ainsi, l’éducation devait permettre aux anciens sujets de devenir citoyens et non de simples producteurs. Condorcet visait aussi par l’éducation je le cite à : « rendre réelle l’égalité politique », et aussi à en finir avec la dichotomie, je le cite encore entre : « les hommes qui raisonnent et [ceux] qui croient ». Enfin ce rapport s’inscrit dans le refus d’une société divisées en deux classes : « celle des maîtres et celle des esclaves ». Ces brèves citations montrent la réelle nature du projet porté par Condorcet, celui d’une société ou éducation rime avec émancipation citoyenne bien au-delà de la seule dimension économisciste à l’œuvre aujourd’hui.

Autre saut dans l’histoire autour des Universités populaires imaginées par l’ouvrier anarchiste Georges de Deherme et le professeur de philosophie en Sorbonne Gabriel Séailles suite à l’affaire Dreyfus. Affaire Dreyfus qui marque la rencontre entre la jaquette et le bourgeron, en d’autres termes une certaine convergence d’intérêt entre des intellectuels progressistes et un mouvement ouvrier en construction et en réflexion. L’éducation populaire des adultes visait alors de permette à chacun d’accéder à un plus niveau de culture sans lien immédiat avec de possibles gains de productivité. Plus haut niveau de connaissance dont la finalité était une meilleure compréhension du monde et une augmentation des capacités de transformation de celui-ci.

 

Enfin autour de Fernand Pelloutier et de la Fédération des Bourses du travail, se retrouve la même ambition éducationniste s’inspirant d’ailleurs des résolutions de l’Association internationale des travailleurs (AIT) quelques décennies plus tôt. S’il s’agissait pour les animateurs des Bourses d’améliorer la qualification des quelques-uns, ils ambitionnaient aussi de permettre à chacun de comprendre « la science de son malheur ». En d’autres termes d’accéder là encore à la compréhension du fonctionnement de la société afin de pouvoir individuellement et/ou collectivement la transformer plus ou moins radicalement selon leurs sensibilités.

 

L’ambition de nos anciens et de nos prédécesseurs allait bien au-delà de notre seule centration sur le travail, elle englobait la société tout entière et bien sûr l’éducation se devait être aussi émancipatrice ! Ambition totalisante que l’on retrouvera dans l’esprit de la loi de 1971 dont l’article premier intégrait la formation continue professionnelle dans le cadre, ô combien plus large, de l’éducation permanente.

 

Avant d’en arriver à celle-ci, rappelons l’importance de la loi de 1959 sur la promotion sociale qui visait à ce que chacun puisse dans le cadre d’une promotion économique individuelle et collective se hisser dans l’ascenseur social des trente glorieuses. Certes, cette loi n’était pas dénuée d’une forte approche idéologique, celle de l’association Capital-Travail voire celle d’en finir avec la lutte des classes comme cela fut affirmé par son rapporteur devant l’assemblée nationale. Néanmoins, elle visait à favoriser la formation des militants syndicalistes puis dans sa prolongation en 1961 celle des militants de l’éducation permanente et populaire. Triple ambition donc de textes, englobant la société toute entière dans ses dimensions économiques et sociales.

 

 

Dans la période plus récente

 

Je ne reviendrai en détail pas sur la noria de toutes les lois sur la formation des adultes qui ont jalonnées les 50 dernières années et qui ont souvent par leur « complexité » rendu confus ou secondaire la compréhension de ses enjeux. Plus de dix textes législatifs émaillent ces décennies. Je me limiterai donc à quelques éclairages et à quelques parallèles avec la loi de 2018.

 

La loi de1971, dans la poursuite de celle de 1966 et des événements de mai 68, puis de l’ANI[2] de 1970 marque une grande avancée, celle de la formation sur le temps de travail avec maintien de la rémunération. Un vrai droit d’accès au savoir pour tous. Contrairement à la formation sur le temps personnel favorisé depuis la promotion du co-investissement et du capital-temps formation en 1991 et à laquelle aujourd’hui on incite de plus en plus par différentes mesures y compris d’ailleurs par des incitations à l’autofinancement et/ou au co-financement de l’effort de formation par les ménages.

 

Arrive 1984 et la possibilité d’usage réel du CIF (congé individuel de formation) grâce au financement par imputation fléchée. Certes, ce congé dit individuel restera sous tutelle du paritarisme mais il permit dans une certaine mesure, soit de tenter de choisir librement son avenir professionnel, soit de penser librement une reconversion y compris personnelle.

 

Loi sur la VAE en 2002 fut aussi une belle avancée, non pas quant à l’accès au savoir mais du fait de la reconnaissance et de la validation des acquis de toutes les expériences. Une belle loi « promotionnelle » dite de modernisation sociale et qui favorise et/ou incite certains à tenter l’obtention d’une certification en lien avec leurs expériences sociales, professionnelles ou personnelles. Cette loi qui intégrera plus tard le code du travail a une finalité modernisatrice plus globale. Elle vise en effet à permettre des reconnaissances individuelles extensives des acquisitions par des certifications nationalement reconnues dans un cadre collectif et sociétal et non pas strictement associées au monde du travail.

 

En 2004, on assiste à un recul capital. La disparition de la notion d’Education permanente dans le code du travail (article 1 de la Loi de 1971), la formation se recentre voire se referme exclusivement sur l’emploi et l’entreprise : le droit à la formation devient un droit à la professionnalisation. Ce qui n’est pas qu’une nuance sémantique. L’intitulé de la loi est en ce sens fort limpide : « formation professionnelle tout au long de la vie », hors cela point de salut.

Les organisations syndicales sauvent le CIF mais renoncent paritairement à la dimension émancipatrice de l’Education permanente des adultes. Dimension fondatrice de la loi de 1971 et qui jusque-là était consubstantiel du syndicalisme tant réformiste que révolutionnaire. De plus, ces mêmes organisations syndicales acceptent  que dans certaines conditions la formation puisse se faire hors temps de travail dans le cadre du DIF (droit individuel à la formation). Le DIF : un pseudo droit individuel sous tutelle de l’employeur qui s’appuie et se fonde sur une convergence partagée d’intérêt. Convergence d’intérêt fondé sur le mythe de la co-production et de la co-responsabilité de son parcours et de sa compétence et/ou de sa qualification par le salarié. DIF qui sera, de plus souvent, détourné en faveur du  plan de formation des entreprises

 La loi de 2009 avait pour but la sécurisation des parcours professionnels. Elle mit en place à cet effet le Fond paritaire de sécurisation des parcours professionnelle (FPSPP) au moment critique où est à l’ordre du jour pour beaucoup « l’insécurité sociale » si bien décrite par Robert Castel et de facto de l’insécurité des parcours professionnels. Mais il faut en convenir le FPSPP rétablira un peu d’égalité en matière de droit à la formation entre salariés et demandeurs d’emploi grâce à la mutualisation, ce qui en soi n’est que justice. Revers de la médaille, le CIF devient accessible en dehors du temps de travail, une nouvelle brèche au contrat « social » de 1968 et 1971 est opérée. De plus, on assiste à une première tentative de renforcement du contrôle de l’Etat sur les OPCA mis en demeurent de passer des contrats d’objectifs et incités peu ou prou à fusionner.

Première recentralisation de la formation aujourd’hui renforcée encore par la mise en place de « France compétences ».

 

 Le 5 mars 2014 voit la naissance d’une nouvelle loi, relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale. A son analyse on y perçoit vite la dimension emploi et formation, peu celle d’augmentation de la démocratie sociale. Le Compte Personnel de Formation (CPF) remplace le DIF à partir du 1er janvier 2015. Un droit universel rattaché à l’individu géré par la Caisse des Dépôts et Consignations : droit personnel et dématérialisé que la loi de 2018 reprend tout en modifiant certains éléments. Compte personnel toutefois soumis pour le mobiliser à l’inscription sur une des listes officielles, un autre mode de tutelle d’un compte personnel et individuel formel.

 

En synthèse : une liberté individuelle de choisir historiquement bien limitée. Le CIF fut soumis à une autorisation d’absence et fut presque toujours sous tutelle des instances paritaires, le DIF demeura largement sous tutelle de l’employeur et le titulaire du CPF fut astreint à un système de listes. On peut s’étonner d’une telle infantilisation du citoyen. L’individu soit disant responsable n’était donc pas si libre que cela de choisir son parcours de formation. Le sera-t-il davantage avec la loi de 2018 ?

 

Quant à cette loi de septembre 2018, Liberté de choisir… si elle confirme et renforce le droit au compte personnel de formation, elle l’inscrit toujours dans le cadre restreint et contraignant d’un avenir professionnel. Elle réaffirme aussi la responsabilité individuelle mythique de chacun de choisir son avenir professionnel en tout connaissance de cause avec ou sans recours au conseil en évolution professionnelle (CEP). Principe de responsabilité et de rationalité tout droit issu du libéralisme économique, à savoir la rationalité[3] constituant le postulat fondamental de la vision économique de l’homme (homo oeconomicus) en capacité d’agir au mieux de ses intérêts, en la matière, économiques. L’usage du CPF sera donc l’un des marqueurs de cette rationalité. En ce sens, cette loi engage la suppression des intermédiations entre le bénéficiaire de la formation et les opérateurs. Vraie difficulté de choix pour certains bénéficiaires de la formation même s’il convient de rester critique sur les abus de pouvoir de certains acteurs de ce processus de mise en rapport. Il faut aussi rester vigilant sur la nature des prestations offertes, vendues, achetées au titre du CPF surtout si le menaçant mouvement « d’ubérisation » des métiers de la formation s’accentue.

Le texte du 5 septembre remplace le CIF par un hypothétique CPF de conversion, autrement moins attractif que le défunt CIF mais dont on ne pourra tirer les enseignements que d’ici quelques années mais qui est déjà menacé d’une mise sous tutelle des Commissions paritaires interprofessionnelles régionales (CPIR). Une fois de plus un libre choix très formel.

Quant aux demandeurs d’emploi, quel choix réel dans un système où la prescription souvent autoritaire prévaut. Là encore il convient d’attendre, sans trop d’illusion, les résultats du Plan d’investissement dans les compétences (PIC), piloté par le ministère du Travail, qui en apparence n’est pas très différent de tous les autres plans qui l’ont précédé. Une avancée possible toutefois, la mise en œuvre des AFEST (actions de formation en situation de travail) qui pourraient renforcer l’accès des salariés des TPE-PME à la formation. Là encore, seul l’avenir nous dira l’emploi et les effets d’une telle mesure.

Pas d’avancée non plus sur la VAE, on peut le regretter. On aurait pu imaginer, par exemple une reconnaissance automatique en tout ou partie des certifications professionnelles acquises par les employeurs au bénéfice du salarié. Un vrai signal de la reconnaissance de la toujours recherchée  « montée en compétences » et en connaissance. Ce sera peut-être à l’ordre du jour de la prochaine réforme…

 

En résumé, la loi de 2018 sur la formation acte la marchandisation et la digitalisation de l’Education des adultes (application, achat en ligne, notation des prestataires, démarchage probable, concurrence…). Elle acte au sens propre une conception bancaire de l’éducation dénoncée par Paulo Freire. La formation devient un bien de consommation avec les dérives que l’on connaît au système consumériste. A quand la « malformation » ?

En bref, en 2018 la logique consumériste remplace l’ambition éducationniste, le paritarisme fondateur des lois sur la formation depuis 1971 est remis en cause, le contrôle et la reprise en main de la formation par l’état est renforcé et « France-compétences » en sera le bras armé. Et

tout en affirmant la liberté de se choisir un avenir strictement professionnel, cette loi, sans même l’inscrire dans une ambition collective, l’enferme dans un individualisme mal compris et délétère.

 

 

Conclusion

 

Par trop de contrainte, on s’éloigne de l’ambition des anciens, celle de Pestalozzi et de bien d’autres, à savoir réussir par l’éducation individuelle et collective à réellement « faire œuvre de soi-même » et cela dans toutes ses dimensions humaines, sociales, citoyennes, artistiques, professionnelles…

 

 

 

 

 

 

[1] Avec quelques ajouts

[2] ANI : accord national interprofessionnel.

[3] Rationalité économique souvent définie y compris par Pierre Bourdieu.

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