VAP-CCFP
Mars 2001
Tribune libre
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VAE et dignité du Travail
La Validation des acquis professionnels (Loi de 1992) fut un premier pas, timide et institutionnel, d’une reconnaissance du travail comme un lieu et un temps d’apprentissage.
Apprentissage, non pas seulement d’une discipline usinière ou de rituels bureaucratiques drapés derrière le concept de socialisation, mais apprentissages réels, fondamentaux dont la très vieille école républicaine et la très honorable université allaient enfin reconnaître la valeur. Et pourtant cela tombait sous le sens, chacun ayant depuis longtemps constaté que toutes les organisations de travail, y compris les plus aliénantes où l’on apprenait à lire l’oppression, permettaient des formes de production de savoirs. Ainsi, bien longtemps après que Charles Fourier en eut la géniale intuition, la société acceptait de penser la fin du monopole de l’acquisition des connaissances dans la seule école où dans quelques lieux formels d’éducation dûment labellisés. Restaient à vaincre la résistance des Héritiers toujours enclin à protéger une société méritocratique dont ils se pensaient les légitimes fleurons. Ils n’avaient en effet pas saisi la nature des apprentissages fulgurants qu’il convient de faire, l’importance des concepts à acquérir quand on passe en quelques années du moulin au haut-fourneau, du bled aux presses à emboutir, du “grand livre” et de la calculatrice mécanique à excel…
La Validation des acquis de l’expérience, déjà incluse dans le Décret de 1985 pour l’enseignement supérieur, pousse encore plus loin l’impertinence. Elle dépasse le pétainisme moralisateur des seuls acquis du travail pour affirmer que toute expérience individuelle ou sociale porte en elle de la connaissance. Connaissance qu’il s’agit simplement d’exprimer, au sens où on l’entend en chimie, pour en faire reconnaître la valeur. Validation de l’expérience qui ouvre grand la porte aux activités sociales, syndicales et militantes et aux connaissances qu’elles ont permis d’accumuler. Validation tardive, mais vaut mieux tard que jamais, de l’activité citoyenne ; reconnaissance de la plus-value collective de la prise en charge, par les individus eux-mêmes, de leur devenir collectif.
Mais au-delà , de mettre un terme à un processus de déperdition et de gâchis des savoirs individuels et collectifs de l’expérience, toujours niés jusqu’alors, que cache cette soudaine générosité ?
Qu’on ne s’y trompe pas, je ne remets pas en cause, bien au contraire, la légitimité de cette reconnaissance et de cette certification des expériences. J’en suis un militant convaicu mais je m’interroge seulement sur le pourquoi de celle-ci. Sur le pourquoi du consensus qui semble la porter sur les bancs de l’Assemblée. N’est-elle pas un nouvel avatar de la promotion sociale proposée par Michel Debré dont le but avoué était de renforcer l’association du Capital et du Travail et de désamorcer la lutte des classes ? N’est-elle pas une nouvelle tentative de briser la résistance de ceux et celles qui sont encore animés par le très éthique refus de parvenirhérité de Fernand Pelloutier et des syndicalistes d’action directe ? N’est-elle pas une manière habile de nous faire entrer et accepter la société de la connaissance,ou plutôt de la compétences qu’une certaine Europe nous prédit et nous prépare ?
Comment ne pas s’interroger, en effet, sur la convergence d’une loi de Modernisation sociale qui ouvre à la reconnaissance de l’expérience, du discours chaque jour plus prégnant d’une formation tout au long de la vie, de l’exigence de responsabilité et d’entretien de la compétences par les individus et de l’arrivée, dans le même temps, du knowledg managementou management de la connaissance ? J’avoue qu’une telle convergence me questionne. Mais peut-être n’est-ce que le hasard.
Dans le contexte de la globalisation de l’économie, le savoir et sa reconnaissance prennent une nouvelle dimension stratégique. Le maintien de la domination Nord-Sud passera par la connaissance et l’invention de nouveaux procédés à forte valeur ajoutée immatérielle et enfin le savoir de l’expérience se voit reconnu. La nature fait bien les choses, mais s’agit-il bien d’un phénomène naturel ? Arrêtons-nous un instant et réfléchissons sur les enjeux de la validation et de son corollaire l’émergence de savoirs enfouis. Savoirs enfouis qu’il s’agit de “resocialiser”, voire de remonnaitiser.
Tout d’abord, la plupart des analystes en conviennent, faire émerger et conserver le capital de connaissances est devenu essentiel au devenir de nos sociétés. Il s’agit d’organiser pour les nouveaux “maîtres de forges” des conservatoires des savoirs comme il existe déjà des réserves biologiques. Une telle mémoire patrimoniale peut devenir demain un atout considérable dans le cadre de la mondialisation et de la concurrence internationale. Le prix de la mémoire ouvrière est à la hausse. Ensuite, le lien entre niveau de connaissances des populations, développement économique, productivité et profitabilité est avéré[1]. Enfin et pour clore ce constat, la valorisation du capital intellectuel est associée à la notion et aux normes “qualité” dont certains espèrent des gains de parts de marché. Cette valorisation commence même à apparaître au bilan de grandes entreprises. Comment dans ce contexte, pour les uns, ne pas accepter de reconnaître le savoir de l’expérience puisqu’il devient un atout capital dans le système de domination ? Comment dès lors, pour les autres, ne pas s’inquiéter de cette validation qui sous les couleurs de l’humanisme dissimule parfois d’autres intérêts moins universels et moins généreux ?
Il ne convient pas pour autant de renoncer à cette offre d’émancipation et de reconnaissance de l’expérience, mais à condition de la centrer sur les intérêts des apprenants eux-mêmes et non pas sur des intérêts divergeants voire irréductiblement contraires à ceux des individus.
Ne serait-on pas face à une nouvelle forme d’exploitation du travail, mais cette fois-ci non plus centrée sur l’exploitation de la force physique mais sur celle de la force de penser et de connaître ? Exploitation subtile et renouvelée où à l’usure des corps se substituerait l’usure des cerveaux que le stress et le burn outpréfigurent déjà largement. Forme d’exploitation ancienne, certes, mais en voie de généralisation. En ce cas, la validation des savoirs de l’expérience deviendrait l’un des outils de mesure du prix de la force de travail intellectuel et de sa rémunération. Elle pourrait nous conduire par conséquent à renouveler la pensée sociale et nous amener à nous pencher sur la question de l’accumulation primitive du capital intellectuel, sur la part de la pensée dans la production de la plus-value et dans la rémunération de l’activité salariée ou sociale. Accumulation primitive du capital intellectuel dont il ne s’agit pas, à mon sens, cette fois, même si la propriété c’est le vol, de nous laisser déposséder.
Hugues Lenoir
[1] De nombreuses études de l’OCDE en attestent.