Pédagogie émancipatrice et Université
La pédagogie à l’Université peut-elle devenir émancipatrice pour les apprenants ? C’est ce que propose de mettre en débat notre contribution en s’appuyant sur l’évaluation du dispositif Interaction, conduite par le LISEC auquel nous sommes associés pour ce travail. Ce dispositif est piloté par l’UPMC auprès de jeunes « décrocheurs » universitaires. Pour rédiger cette communication nous avons utilisé plusieurs sources que nous avons croisées, d’une part des témoignages de stagiaires sortis du dispositif des sessions 1, 2 et 3, en l’occurrence une vidéo réalisée par les sortants de la session 1 et les entretiens collectifs décryptés de fin de formation des sessions 2 et 3. D’autre part des sources écrites produites lors d’ateliers d’écriture où il s’agissait pour les stagiaires, en quelques mots ou en quelques phrases, de « définir » le dispositif Interaction ainsi que quelques notes personnels prises dans diverses réunions pédagogiques ou de pilotage. Pour l’ensemble de ces données, jamais il ne fut demandé directement aux stagiaires ou aux acteurs si la pédagogie mobilisée était ou non émancipatrice. C’est l’analyse des discours tenus par les jeunes apprenants qui, de facto, nous a permis d’en formuler l’hypothèse même si nous savions en tant qu’évaluateur que le dispositif et son ingénierie visaient à permettre à ces jeunes dits « décrocheurs » de reprendre pied dans le monde universitaire et /ou professionnel.
Cette contribution interrogera la question de l’émancipation pédagogique vécue, décrite, évoquée par les stagiaires à un triple niveau : émancipation face aux apprentissages en d’autres termes, autonomie pour choisir et apprendre ; émancipation professionnelle : orientation active et projet auto-construit et auto-conduit ; émancipation citoyenne : prendre place comme acteur social. Elle visera aussi à questionner les pratiques du dispositif quant à la mise en place de processus d’auto-régulation des apprentissages, d’auto-direction et d’auto-évaluation visant à améliorer l’image, la confiance en soi et l’autonomie des apprenants. Elle s’appuiera pour cela sans les développer sur les concepts et les pratiques d’autogestion pédagogique (Boumard, Lamihi (1995), Lenoir (2010, 2012), celui d’apprenance (Carré (2005), d’auto-efficacité (Bandura (2003) et d’auto-évaluation (Vial (2000), Lenoir (2010). En effet, nous avons choisi dans le cadre d’un espace limité de privilégier la parole des apprenants plutôt que des considérations théoriques dont on trouvera les références précises en bibliographie
1. Émancipation face aux apprentissages
Il s’agit ici au travers des témoignages des stagiaires de repérer si la pédagogie mobilisée dans le dispositif Interaction a favorisé une prise d’autonomie pour choisir et apprendre, voire pour choisir d’apprendre. Ce qui apparaît très nettement dans les discours produits c’est la place et l’importance du climat pédagogique institué, de la relation pédagogique construite ainsi que la reconnaissance et l’intérêt a priori de la parole des stagiaires. L’écoute et la disponibilité semble être en tout premier lieu des éléments essentiels en matière de ré-engagement en formation, ainsi pour J.-C. « l’ensemble des intervenants qu’on a eus, ils étaient disponibles. Donc en gros, on pouvait leur poser des questions qu’on voulait » (CO2)[1] et T. d’ajouter « oui et même après le cours, on pouvait continuer à leur poser des questions, ils répondaient » (CO2). En d’autres termes les stagiaires se sentait (enfin) écoutés et reconnus comme sujets à part entière dans un dispositif conçu pour eux et en fonction d’eux et non engagés dans une machine dont ils ne maîtrisaient aucun levier. Ecoute et respect des stagiaires qui implique une posture particulière et équilibrée des formateurs, à la fois à distance et proche. Posture que décrit très bien E. sans toutefois pouvoir exactement la qualifier : « ils ont réussi à donner… Ils n’étaient pas prof mais c’était quand même assez pédagogue, mais surtout assez… ce n’est pas nos potes non plus. Je ne sais pas comment définir ça mais ce n’était pas des profs, ce n’étaient pas des potes, je ne sais pas » (CO2).
Autre élément qui semble déterminant, c’est la rupture d’avec une pédagogie « scolaire », avec la mise en place d’une pédagogie centrée sur l’apprenant et son expérience qui favorise l’accès à de plus hauts niveaux de connaissance. Ainsi pour J. : « on se rendait compte que c’est parce qu’il y avait dans notre vie telle ou telle chose qui est arrivée, et le fait de pouvoir en parler sans jugement ou sans risquer d’être mal compris, ça permettait de faire avancer le débat d’un cran, est d’arriver à des niveaux qui n’étaient pas forcément… Qui n’étaient pas clairement accessibles » (CO3) ou encore pour H. qui déclare : « il n’avait plus la course aux diplômes, il n’y avait pas de réelle pression sur… Il n’y avait plus l’idée qu’on était des enfants (…). Ça crée une espèce de légèreté qui permettait d’aller dans des domaines ou dans des débats plus intéressants qui nous concernent vachement plus » (CO3). Même si J. conçoit qu’un tel dispositif puisse aussi entrainer à son tour du décrochage pour certains : « il y en a que ça a dû troubler un peu (…) et je pense qu’il y en a qui se sont sentis un peu largués par rapport à ça. Ils n’ont pas vu l’intérêt en tout cas de la chose, ils sont repartis ». Reste que pour lui et d’autres, Interaction sortait du « cadre scolaire habituel, là on sentait que c’était pour nous » (CO3). Dispositif déclencheur, favorable à la relance des dynamiques d’apprentissages comme en témoigne E. : « En fait oui il nous a donné des clés. Des choses toutes bêtes que parfois on ne pense pas, mais qui font la différence » (CO2). Clés qui permettent d’enfin se projeter, d’apprendre dans l’action, en lien avec ses centres d’intérêt et en autonomie : « tu écris pour la première fois un scénario dont tu sais qu’il va aboutir puisque c’est toi qui réalise le court métrage. Tu commences à te dire que ton rêve, lui aussi, pourrait se réaliser alors tu prends de l’élan, tu te lances » (T., btu)[2]. Enfin, certains stagiaires, ont souligné l’importance de la confiance accordée à chacun et de l’importance de la dynamique du groupe dans la réussite individuelle et collective : c’est « parce qu’on nous a accordé du crédit sans douter de nous, au sein du groupe on a trouvé de la confiance et dans l’ensemble, on a tous retrouvé au moins un peu de confiance en nous » (J., 3m)[3]. Confiance qui a permis de prendre ses responsabilités vis-à-vis de soi « de faire des choix, de devenir autonome » (A., 3m).
Ces quelques témoignages parmi bien d’autres disponibles dans nos sources tendent à valider l’hypothèse qu’Interactiona bien participé de par sa pédagogie adaptée, active, basée sur le respect et centrée sur l’apprenant, d’une émancipation, sans doute encore à prouver et à éprouver, face aux apprentissages.
2. Émancipation professionnelle
C’est sans doute dans ce sens, celui du projet professionnel, avec ou non un nouveau passage par l’enseignement supérieur pour le réaliser, que la pédagogie d’Interactionproduit les effets les plus significatifs et rend les apprenants, autrefois en déserrance, en capacité de s’engager dans une orientation active et un projet auto-construit et auto-conduit. Le dispositif et éventuellement le stage qui y est intégré permet en effet de confronter son choix d’orientation à la réalité. Ainsi pour N. cela lui a permis d’être « plus confiant dans ses choix, être plus sûr. On va dire que tout le long du processus on travaille là-dessus, moi je ne savais pas trop quoi faire, j’avais une idée générale, l’informatique est maintenant c’est beaucoup plus spécialisé. Maintenant c’est beaucoup plus clair » (CO2). Même constat pour A. : « on va dire que Interaction, a permis de confirmer mon choix, et je pense que Interactionc’est également, mieux se connaître pour savoir vers quelles études on va aller. Parce que si on ne se connaît pas ou si on ne connaît pas (…) c’est difficile de savoir où on va aller » (CO2). Confirmation aussi pour J. et M. qui affirment pour l’une « j’ai trouvé ma voie » et pour l’autre « je sais ce que je veux faire » et C d’ajouter « j’ai réussi à cibler ce que je voulais faire » (F-1)[4]
Cette confirmation d’un projet plus ou moins esquissé antérieurement permet de démarrer le processus de réalisation comme pour L. « Ça été plus ou moins une confirmation de ce que je veux faire, et je trouve que c’est quand même assez important avant de se lancer dans quelque chose d’avoir un petit aperçu de ce que l’on veut faire » (CO2). Ou bien Interaction dans le cas de E. fut l’occasion d’une nouvelle voie jamais explorée, une opportunité vite saisie : « Finalement, rapporte E. à propos d’une autre stagiaire, elle a travaillé en tant que formatrice dans un petit club avec des jeunes qui comme elle à la base [ne savaient pas ce qu’ils voulaient faire], et ça a fait un déclic en disant que c’est ça que je voulais faire. Aider les gens à trouver leur voie… Elle a toujours ses idées de projets culturels en tête mais former des gens ça lui a vraiment fait un déclic » (CO2). Quant à J. Interaction l’a enfin décidé à passer à l’acte, à sortir de lui-même pour se réaliser grâce à un étayage conséquent et à un renforcement positif bien conduit. Ainsi dit-il : « pour rencontrer des gens, monter des projets ou pour travailler, c’est un truc que j’avais conscience qu’il fallait que je fasse depuis longtemps et que je n’arrivais pas à faire de manière constructive et efficace. Et là, avec Interaction, ça a apporté le soutien qui dit que oui c’est bon, là tu peux continuer comme ça, c’est comme ça que ça va marcher, et finalement ça a marché comme ça » (CO3).
Mais comme pour les apprentissages évoqués ci-dessus, les stagiaires pour s’engager et mettre en œuvre des démarches où ils s’impliquent ont besoin de ressentir une réelle écoute, un respect et un intérêt pour leur projet ainsi qu’un sentiment de se vivre et d’être vécu comme de jeunes adultes. Comme le soulignent T. et N. : « lorsque l’on disait que l’on veut travailler dans le jeu vidéo (…), on pouvait dire ce que l’on voulait faire, ils [les formateurs] ne critiquaient pas nos choix (…). Ils essayaient vraiment de nous aider dans nos choix » (CO2) car comme le rappelle N. « c’était la différence avec ce qu’on a eu comme conseillère d’orientation qui me disait que tiens, toi ta voie c’est ça, tandis que là, on avait vraiment… C’était vraiment la différence qui m’a plu » (CO2). Plus encore, il s’agit de formuler un refus voire manifester une révolte légitime face à la dévalorisation de ce qui est en projet. T se rappelle : « c’était comme L., on lui avait dit, c’était marrant ce qu’elle nous avait sorti, elle nous avait dit qu’elle aimait bien la nature, et on lui avait dit qu’il faudrait qu’elle élève des cochons » (CO2).
Au-delà d’un choix assumé, la pédagogie utilisée a outillé et autonomisé les stagiaires comme le déclare J.-C. : « ça m’a permis de hiérarchiser et d’organiser des démarches pour élaborer mon projet professionnel » (CO2) ou encore E. : « ce que je voulais dire c’est qu’on a eu finalement des outils (…), c’est des outils qu’on peut et qu’on va réutiliser plus tard » (CO2). Outillage méthodologique transférable mais prenant appui sur les potentiels enfin reconnus de chacun comme le souligne E. : « en fait ils ont essayé de sortir nos atouts, enfin les atouts qu’on mettait en œuvre, etc., nos savoir-faire, dans nos quotidiens et nos passions (…), nos passe-temps et nos loisirs, de trouver (…) des compétences des qualités basiques et importantes, mais sur des choses de la vie quotidienne » (CO2). Ce qui a favorisé une reprise de trajectoire de la réussite, « moi je pense, dit H., que ça a été un vrai tremplin pour l’avenir. J’ai beaucoup appris que ce soit sur le plan humain ou professionnel, j’ai beaucoup appris pendant ce stage, ça m’a permis de mieux entrevoir mon avenir professionnel » (CO3). Enfin, ce qui transparaît dans la production écrite de certains stagiaires c’est la nouvelle force qu’ils ont acquise, une capacité nouvelle à s’auto-diriger en confiance. C’est le cas pour E qui écrit : « les choses s’organisent dans ta tête, tu peux imaginer ton avenir et faire en sorte de réaliser ce que tu veux. Tu prends confiance en toi. Tu te mets à tout rechercher et à tout mettre en œuvre pour mener ton projet à bien. Tu fais enfin quelque chose qui est important pour toi » (btu) ou encore celui de L. pour qui « au fur et à mesure que le dispositif se met en place, tu prends conscience de tes compétences, tes qualités, tes défauts et tu reprends de la motivation. C’est très stimulant de voir qu’en faisant les choses de manière assidue on a des résultats et donc on veut aller plus loin (…). Tu as plus confiance en toi et tu as acquis de la maturité avec les différentes rencontres et les échanges dans une dynamique constructive. Maintenant tu n’as plus qu’à te mettre sur les rails, resté curieux, ne pas fermer les portes pour continuer à avancer. Et roule ma poule » (btu). Capacité à s’auto-diriger, à construire sa vie et sentiment d’efficacité bien résumé par N. pour qui Interaction a permis « de se voir dans le futur avec un projet faisable sur la durée » (3m) et par A. qui s’autorise à « se bâtir un avenir et le programmer » (3m).
3. Émancipation citoyenne
Nous formulions l’hypothèse que la pédagogie mobilisée par l’équipe d’Interaction favorisait des formes de citoyenneté active. En d’autres termes qu’elle incitait les stagiaires à prendre place comme acteur social conscient. Cette dimension est celle qui apparaît le moins spontanément à travers l’analyse de nos sources. Pour autant, sans que notre hypothèse soit validée absolument, des traces de prise de conscience et d’engagement solidaire ou de nouvelles formes de convivialité et de tolérance sont présentes dans les témoignages recueillis même si cette solidarité reste, dans bien des cas, circonscrite au groupe d’apprenants. Néanmoins, nous n’avons pas pu constater suite à Interaction de nouveaux engagements associatifs, syndicaux…
Reste que la pédagogie largement fondée sur la dynamique des groupes a facilité pour beaucoup la sortie d’une solitude, pour certains à la limite du pathologique, et un retour vers plus de vie collective, c’est le cas de S. pour qui le dispositif a permis « d’être en groupe (…) de ne pas être seul » (F-1). Pour d’autres, il a obligé à des confrontations de points de vue et des échanges d’idées qui aboutissent à plus « d’ouverture d’esprit et de convivialité » (C., F-1). Travail sur les représentations qui de facto semble accroître l’intelligence sociale des apprenants ou pour le moins faire évoluer leur vision du monde. C’est le constat de J.-C. qui déclare« tout le monde n’a pas la même vision (…). Donc là, ça permet d’avoir une richesse dans le groupe. On est tous différents, on vient tous de quartiers différents… Je crois que c’est une richesse… » (CO2), constat partagé pour une part par N. : « ça change des avis habituels qu’on peut avoir avec des amis. A force ils nous connaissent, on n’est pas catalogué mais forcément on a des avis prédéfinis, alors que là ça change un petit peu » (CO2). Débats contradictoires, reconnaissance de l’altérité qui conduisent à « une entraide et à partager des choses » (C., F-1). Ainsi « avec Interaction, on arrive et on est plus ou moins tous dans la même merde, et on se rend compte d’une part que l’on n’est pas les seuls, que du coup, on peut s’entraider, réfléchir les uns avec les autres sur nos cas respectifs, et s’entraider » (CO2).
Entraide effective, respect de l’autre qui renvoient à des formes du vivre ensemble et à des dimensions citoyennes évidentes comme les propos de J. les laissent affleurer : « On n’était plus dans une idée d’équité, et on trouvait qu’il fallait qu’on en profite tous autant. Justement, ça a créé une solidarité qui a l’air sincère (…). Cela crée une nouvelle dimension au niveau de l’écoute et de la compréhension des autres. Et donc ça renforce la solidarité au sein du groupe, tout ça… C’était plus… Plus intéressant » (CO3). Nouvelle sociabilité qui à l’extrême frise l’utopie fouriériste, au moins pour H. qui conclue : « les rapports entre nous c’étaient super, il y avait une cohésion entre nous, une harmonie entre nous, ça se passait super bien » (CO3).
4. Auto-régulation des apprentissages, auto-direction et auto-évaluation
Sans être formulés de la sorte, ces trois concepts sont sous-jacents dans les témoignages retenus et pour certains, ils sont l’objet de quelques occurrences et formulations approchées. Parmi ceux-ci, c’est peut-être celui d’auto-régulation des apprentissages qui apparaît le moins nettement. Pour autant, Interaction a été l’occasion pour certains « le réveil de nos idées, de nos capacités » (E., CO2) et de « se remettre dans une démarche active pour reprendre des études ou pour peaufiner notre projet » (J., CO2) et « ça permet de se remotiver » (P., CO2). Quant à l’auto-direction, c’est-à-dire de décider par soi-même de ce qu’il faut faire et/ou apprendre, elle est plus fortement et plus fréquemment évoquée par les stagiaires. « C’était à nous de nous prendre en charge » (CO3) déclare J., « je fais ça pour moi » (P.,CO3) ce que confirme H. : « les démarches devaient émaner de moi (…) et si je décide de m’engager ça sera ma responsabilité » (CO3). Idem pour P. qui déclare avoir beaucoup sécher mais qui avec Interaction convient qu’elle « y allait pour le plaisir en sachant que c’est pour soi » (CO3) que l’on y va. En matière d’auto-évaluation, les traces sont aussi tenues ou plutôt en filigrane dans les discours. Certes, « ça nous a forcé à réfléchir sur nous-mêmes, sur nos choix, sur des choses qu’on n’aurait pas forcément faites si on n’était pas rentrés dans le dispositif » (E., CO2) et que de fait il s’agissait bien d’auto-évaluer ses propres projets : « il fallait vraiment faire émerger en chacun ce qu’il voulait vraiment faire parce que c’était ça qui réussirait le mieux que n’importe quoi d’autre qu’il s’imposait ou qu’on lui imposait » (J., CO3).
Reste que la mesure de soi par soi n’apparaît pas, comme pour les deux autres items, nettement de manière explicite dans les sources analysées. C’est pourquoi, malgré les quelques pistes et traces évoquées ci-dessus, il conviendrait pour confirmer la triple dimension « auto » d’Interaction, de pousser les investigations plus avant dans le cadre (inducteur ?) d’un entretien plus dirigé.
5. Confiance en soi et autonomie des apprenants
Sur ce plan, les témoignages par contre confirment fortement la reprise de confiance en soi qu’a provoqué Interaction. Le nombre des occurrences de « confiance » ou « confiant » sont nombreuses. La pédagogie à l’œuvre engage à devenir « plus confiant dans ses choix, être plus sûr » (N., CO2) « à reprendre confiance en nous, voir qu’on a des capacités » (H., CO3) ou encore ajoute E. : « moi je pense que de toute façon, on a tous beaucoup plus confiance, moi je parle pour tout le monde, on a tous beaucoup plus confiance en nous et en nos capacités, en nos choix qu’avant » (CO2). Confiance en soi partagée, « pour se remettre dans une démarche active (… mais aussi) une confiance les uns par rapport aux autres » comme le souligne (J., CO3) ce qui réengage des dynamiques positives tant sur le plan individuel que collectif « les autres croient en toi, alors pourquoi pas toi ? » (P.,btu), « les choses s’organisent dans ta tête, tu peux imaginer ton avenir et faire en sorte de réaliser ce que tu veux. Tu prends confiance en toi. Tu te mets à tout rechercher et à tout mettre en œuvre pour mener ton projet à bien. Tu fais enfin quelque chose qui est important pour toi » (E.,btu) et « j’en ressors beaucoup plus forte » (F-1) affirme C. Au demeurant, si la reprise de confiance en soi apparaît comme une donnée générale, quelques exceptions existent et certains stagiaires restent dans le doute comme Ly. : « les questions sont toujours là, tu n’as toujours pas trouvé ta voie, le dernier jour arrive et tu as l’impression d’avoir échoué. Ce n’est pas grave, tu vas faire comme d’habitude, éviter d’y penser pour ne pas angoisser » (btu).
La notion d’autonomie, pas toujours très éloignée de celle d’auto-direction, renvoie ici à la capacité à agir par soi et pour soi dans le cadre d’une libre volonté affichée et de s’engager dans un projet personnel ou professionnel en connaissance de cause, voire en acceptant tous les risques. Choix affirmé et conscient de P. « finalement,… Moi j’ai vraiment eu envie de faire ça (…) Il y a d’autres métiers que je pourrais faire mais c’est celui-là dans lequel je me vois le mieux, donc finalement je vais essayer. Et on verra si ça marche » (CO3). Tout comme celui de J. qui s’engage malgré de potentielles difficultés dans les métiers du spectacle : « moi, en fait je vais retravailler avec la compagnie (théâtrale) avec qui j’étais en stage (…), et j’en suis arrivé à un moment à me dire que finalement, il n’y avait pas besoin d’aller à la fac. (C’est) une histoire de motivation et d’énergie » (CO3). Autonomie, capacité à décider de ce qui est bon ou souhaitable pour soi appuyée sur une forte volonté. « Il faut être tenace, ne pas lâcher l’affaire. Entre quelqu’un qui est tenace et quelqu’un qui lâche dès le premier coup on voit la différence » (N., CO2). Autonomie dans les orientations de vie qui permet de « prendre en possession ses moyens » (J.-C., 3m) « de se prendre en main et de ne plus se laisser aller à rien faire » (L., 3m).
Autonomie et choix individuels, certes, mais qui reposent aussi sur une dynamique et du lien collectifs car comme le dit A. : « j’ai appris à développer des réseaux, j’ai plus confiance » (CO2) « et c’est vrai que ça nous fait beaucoup plus avancer que si on était seul » poursuit E. qui confirme : « Se créer un réseau, c’est sûr que s’il y a bien un truc qu’on a compris, c’est l’importance du réseau » (CO2). Confiance en soi, autonomie, réseau, autant de dimensions qui font que pour quelques-uns et quelques-unes Interaction comme le dit N. : « t’aide à revenir dans une dynamique de vie » (btu).
Quant à la notion d’auto-gestion pédagogique convoquée plus haut, elle renvoie à une intention explicite ou non des concepteurs de l’ingénierie du dispositif Interaction(voir la communication de Nathalie Gutnick). Néanmoins, dans le discours des apprenants des éléments relevant de cet ensemble de pratiques effleurent et sont constitutifs de l’autogestion. Nous en avons pointés quelques-uns : autonomie des apprenants pour apprendre et choisir, auto-régulation et auto-évaluation, confiance dans le groupe et l’équipe éducative, dynamique collective, écoute, respect de l’autre et réciprocité, réseau solidaire voire le travail coopératif évoquée en réunion de pilotage[5]. Autant de pratiques en rupture avec la « pédagogie » traditionnelle et souvent magistrale en usage dans l’enseignement supérieur. Pratiques frontales qui pour les jeunes « décrochés » rencontrés est pour une large part la cause de leur désenchantement et de leur renoncement[6]. Cette rupture, au-delà de permettre à la plupart d’entre eux de se relancer dans des projets librement et consciemment choisis[7] est de facto productrice d’émancipation individuelle et collective et permet de rompre avec des parcours « imposés » par des parents soucieux du devenir de leur enfants, avec des habitus liés à des appartenance à tel ou tel groupe social, avec des surdéterminations exogènes voire à des obligations et/ou des fantasmes autoproduits. Ainsi la pédagogie à l’œuvre dans Interaction, au-delà de libérer des potentiels, en renforçant l’autonomie de choix des stagiairespeut être considérée comme émancipatrice.
Conclusion
Les témoignages utilisés ne font pas explicitement référence à l’ensemble conceptuel mobilisé, à savoir celui d’une pédagogie émancipatrice, mais en constituent des traces significatives qu’il conviendrait d’approfondir dans la suite de l’évaluation que nous conduisons au Lisec sur Interaction. Approfondissement qui permettrait, en mobilisant un outillage méthodologique adaptée afin de dépasser le discours spontané des stagiaires, de valider plus sûrement nos hypothèses de processus émancipateurs de certains choix pédagogiques.
Au-delà de l’expérimentation et de son évaluation en cours, cette contribution du dispositif Interaction interroge aussi sur l’inexistence ou pour le moins la rareté d’une pédagogie universitaire plus « active » favorisant le maintien des apprenants les plus fragiles[8] dans les établissements d’enseignement supérieur. Expérimentation pédagogique réalisée dans le cadre du service d’Education permanente de l’UPMC où une telle expérience et de telles pratiques sont communes et partagées. Expérience et « agirs » pédagogiques qui sur le principe pourraient être étendus dans le cadre d’une politique volontariste des établissements et appuyée sur une formation pédagogique des enseignants universitaires.
Bibliographie restreinte
Bandura A., (2003), Auto-efficacité, De Boeck, Paris-Bruxelles.
Boumard P., Lamahi A. (dir.), (1995) Les Pédagogies autogestionnaires, Vauchrétien, Yvan Davy Éditeur.
Carré P., (2005), L’Apprenance, Dunod, Paris.
Le Gal J., (2007), Le maître qui apprenait aux enfants à grandir, un parcours en pédagogie Freinet vers l’autogestion, Éditions libertaires et Éditions ICEM pédagogie Freinet, Toulouse.
Lenoir H., (2010), Éducation, autogestion, éthique, Saint-Georges-d’Oléron, Éditions libertaires.
Lenoir H., (2012), De l’autogestion en pédagogie in ouvrage collectif à paraître, Editions du Monde libertaire, Paris.
Vial M., (2000), Organiser la formation : le pari de l’auto-évaluation, L’Harmattan, Paris.
[1] CO2 : entretien collectif terminal, 2e session et par la suite CO3 : entretien collectif terminal, 3e session. Nous avons choisi de laisser les citations issues des entretiens en langue « brute », sans retouche.
[2] Btu : « bilan en tu », atelier d’écriture.
[3] 3m : « Interaction en trois mots », atelier d’écriture.
[4] F-1 : film, bilan fin de promo 1 réalisé par les stagiaires eux-mêmes, UMPC, mai 2010.
[5] Notes de l’auteur, réunion de pilotage d’Interaction du 13 janvier 2012.
[6] De nombreux entretiens réalisés auprès des jeunes apprenants, non utilisés ici, font apparaître cette résistance et les difficultés liées à l’usage d’une pédagogie expositive.
[7] Se reporter au bilan de suivi des sessions 1, 2 et 3 d’Interaction.
[8] Fragilité souvent renforcée par un défaut d’orientation ou de mauvais choix effectués en la matière souvent évoqués dans les entretiens de début de session.